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par toute la terre sa bien-aimée, la nymphe Pimpléa, qui avait été enlevée par des pirates, la retrouvait enfin parmi les esclaves de Lityersès. Menacé du sort qui attendait tous les étrangers, il était sauvé par l’intervention d’Hercule, qui sortait vainqueur de la lutte imposée, tuait le cruel roi d’un coup de faux, et réunissait les deux amans. Le sauveur de Daphnis mettait même le comble à ses bienfaits en lui donnant encore le trône. C’était, on le voit, un mélange de mythologie et d’aventures analogues à celles qui défraieront plus tard les romanciers grecs. Il est assez difficile de dire si ce rapprochement quelque peu forcé d’une légende sicilienne et d’une légende phrygienne était une invention de Sosithée ou remontait plus haut. On admettrait plus volontiers l’ancienneté de certaines versions sur la mort de Daphnis, dont on ignore la date. Ou bien il mourait de chagrin après avoir perdu l’amour de sa maîtresse ; ou bien son amante, irritée, non contente de l’avoir privé de la vue, le changeait en rocher, légende née, disait-on, de l’existence d’un rocher à forme humaine dans le voisinage de la ville de Céphalœdis ; ou bien enfin son père Mercure, prenant pitié de lui, l’enlevait dans le ciel et, à la place où il avait disparu, faisait jaillir une source qui prenait son nom et près de laquelle se célébraient des sacrifices annuels[1].

Voilà donc une assez grande variété de légendes plus ou moins anciennes, d’une invention plus ou moins naturelle ou arbitraire, qui se forma au sujet du héros sicilien de la poésie pastorale. Théocrite avait à choisir et était libre lui-même d’inventer. Qu’a-t-il fait ? A-t-il adopté ou composé à son usage une histoire de Daphnis, arrêtée dans le détail comme dans les lignes générales, thème invariable et fixe, toujours présent à son esprit dans les divers ouvrages où il traite le sujet ? C’est ce que paraissent avoir pensé les commentateurs grecs, et plus d’un interprète moderne a suivi leur exemple. Ils se sont donc appliqués à établir une suite historique entre les différens passages et à les accorder entre eux. Il faut avouer que le résultat de ces efforts est plus singulier que satisfaisant. Il offre d’assez curieux exemples de la dépense d’esprit que peut faire en pure perte une érudition ingénieuse qui part d’un principe faux.

Dans une pièce, la viiie idylle, il est dit que Daphnis, dès sa première jeunesse, devint l’époux de la nymphe Naïs. C’est le nom qu’on retrouve comme celui de sa maîtresse dans l’Art d’aimer d’Ovide. Or des vers d’une autre idylle, la viie, représentent Daph-

  1. Il n’y a aucun compte à tenir d’une légende inventée par Nonnus, le poète des Dionysiaques. Pour faire ressortir l’insensibilité de la nymphe Écho, il dit qu’elle résiste même à Daphnis ; elle se dérobe toujours, malgré la douceur des chants de son amant, qui l’appelle et la cherche en vain. C’est une traduction mythologique du phénomène de l’écho.