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proportions plus humbles, il accomplit une œuvre analogue, et comment l’invention poétique procède de même aux deux extrémités de la longue période de création qu’a pu remplir le génie grec. Nous avons essayé de montrer dans la pastorale de Théocrite une imitation savante et libre du bucoliasme des bergers siciliens. Outre certaines formes et certaines idées particulières, les montagnes et les vallées de la Sicile lui fournirent aussi des légendes locales, que des poètes sans nom y avaient conservées et transmises pendant des siècles.

La Grèce possédait ainsi un certain nombre de légendes, en rapport avec les impressions de la campagne et de la nature sauvage, dont, longtemps avant Théocrite, une poésie plus ou moins originale ou savante avait perpétué le souvenir. Laissons de côté les chants d’une origine exotique, comme le Bormos des Maryandiniens, qui avait pour sujet la disparition d’un beau jeune homme parti pour aller chercher de l’eau à ses moissonneurs altérés. Laissons même le Lityersès, d’origine phrygienne, mais qui, d’après le témoignage de Théocrite lui-même, s’était répandu jusqu’en Sicile, où il était devenu le nom général des chansons de moissonneurs. Rappelons de préférence un chant pastoral, — c’est ainsi qu’on le désignait, — que son caractère érotique et la légende romanesque qu’on y avait adaptée rattachent plus directement au genre qui lui avait donné son nom. « Les grands chênes, ô Ménalcas,… » s’écriait, dans une plainte amoureuse dont nous n’avons que ces mots, une jeune fille, Eriphanis, que la passion avait rendue poète. Éperdument éprise du chasseur Ménalcas, elle errait sans trêve à travers les bois et les montagnes, et les bêtes sauvages étaient touchées de sa douleur. Ménalcas lui-même, aimait avec passion la Cyrénéenne Évippé, et, ne pouvant survivre à ses dédains, il se précipitait du haut d’un rocher. Cette légende du chasseur Ménalcas, semble avoir été une version ou une répétition eubéenne de la légende sicilienne de Daphnis.

Avec elle on entre dans un ordre de sujets qui paraît s’être développé sous l’influence de Stésichore et qui fait ainsi remonter à une haute antiquité les premières origines du roman. Tel était celui qui servait de thème à un chant de jeunes filles appelé le chant d’Harpalycé. Amante désespérée d’Iphiclos, Harpalycé se tuait de douleur. Telle était aussi la mort de Calycé, racontée par Stésichore lui-même dans une œuvre inspirée par une pensée plus délicate et chantée de même par des femmes. Calycé était une jeune fille tendre et chaste qui, ne pouvant devenir l’épouse d’Évathlos, se jetait dans la mer du haut du rocher de Leucade. On se demanda ce que pouvaient être, traitées par ce puissant génie du lyrisme héroïque, ces délicatesses de fantaisie romanesque et amoureuse ;