me montrant que mon passé n’était qu’un stage, elles produisaient non pas rupture et contradiction, mais extension et développement. Je devins dès lors disciple de la philosophie positive et je le suis resté, sans autres changemens que ceux que me commandait l’effort incessant de poursuivre, à travers d’autres travaux d’ailleurs obligatoires, les rectifications et les agrandissemens qu’elle comporte[1]. » Nous verrons tout à l’heure dans quelle large mesure se produisirent ces rectifications nécessaires. Nous verrons que, s’il accepta l’héritage du maître, ce ne fut que sous bénéfice d’inventaire. Comment procéda-t-il à cette liquidation très embrouillée ? Que devait-il prendre pour sa part, dans le trésor fort mélangé qui tombait entre ses mains, et incorporer dans sa fortune intellectuelle ? Que devait-il rejeter comme suspect et de mauvais aloi ? Nous ne croyons pas nous tromper, après avoir vécu longtemps dans l’étude de la pensée de M. Littré et de sa vie écrite, en disant qu’insensiblement les liens étroits de la doctrine se relâchaient dans son esprit, que le dogmatisme des premiers jours de ferveur tendait à se dissoudre et se résolvait en conceptions plus ou moins libres dont la seule force de cohésion subsistante était une négation, si bien qu’il arriva que la philosophie positive, fondée pour échapper aux idées purement négatives du XVIIIe siècle, après un grand effort de reconstitution philosophique et sociale, devait retourner à son point de départ. Si l’on se rend attentif à la marche ascendante et descendante de cette école à travers bien des apparences contraires et des oscillations qui trompent le regard, on se persuadera que l’exclusion des conceptions théologiques et métaphysiques, qui est bien évidemment une idée négative, est le seul dogme qui reste debout au terme de cette longue élaboration d’un demi-siècle, en même temps qu’elle est la raison la plus claire et la plus décisive de la popularité de cette école auprès du gros public qui n’a pas le temps de regarder aux détails et aux nuances.
Sans doute ce travail de décomposition ne se fait pas sentir immédiatement dans l’école ; ce n’est que par degrés et après plusieurs degrés franchis que le résultat en est perceptible. Malgré certains doutes et les ébranlemens de confiance survenus sur des points graves, Littré restait toujours fermement attaché à la conception primordiale du positivisme, de même qu’il demeurait l’admirateur de Comte et son apologiste sans réserve, toutes les fois qu’il lui arrivait d’exposer l’ensemble de l’œuvre. Il ne cessa pas de proclamer le bienfait intellectuel et surtout le bienfait moral que cette philosophie a conféré à lui et aux hommes de son temps qui souffraient du même mal. Elle est à la fois, selon lui, le produit et le
- ↑ Auguste Comte et la Philosophie positive, préface.