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Malgré un nombre d’hommes colossal, l’Inde n’a pas su garder son indépendance. Un peuple composé de 12 millions d’hommes[1] l’a asservie tout entière, lui imposant ses lois, ses mœurs, son commerce. Est-ce que la Grèce, avec son splendide passé, son génie, qui a fait un sillon si lumineux dans l’histoire, avec son avenir qui s’annonce depuis un siècle comme glorieux, n’est pas supérieure à l’Inde, qui est asservie et ne se relèvera peut-être jamais de la servitude? Et cependant la Grèce est cent fois moins peuplée que l’Inde. La Russie, qui, au milieu du XVIIIe siècle, était aussi peuplée que la France, avait alors une puissance bien inférieure à celle de notre pays. C’est parce qu’elle s’est réformée, perfectionnant chaque jour ses mœurs, sa littérature, ses finances, s’initiant avec une ardeur incomparable aux progrès de la science et de l’industrie européennes, qu’elle a pu prendre une place définitive parmi les grandes puissances : ce n’est pas parce que sa population s’est énormément accrue. Si elle était restée barbare comme elle l’était avant Pierre le Grand, elle serait encore impuissante, aussi bien que l’Inde ou la Chine, malgré son énorme population et son immense territoire. Ce qu’il faut rechercher, par conséquent, ce n’est pas une extension extrême en population ou en territoire, mais un progrès constant, régulier, efficace, dans les mœurs, l’industrie, le commerce : c’est un accroissement continu de la richesse, et, par conséquent, de la puissance publique. Faites de bonnes lois, de bonnes finances, développez l’instruction, le commerce et l’agriculture, créez de belles œuvres littéraires, artistiques et scientifiques, et votre puissance sera établie bien mieux que si vous jetez tous les ans au monde quelques milliers de misérables de plus.

Ces argumens, — on nous rendra cette justice que nous n’avons pas cherché à en diminuer la force, — ne sont que spécieux. En effet, il n’est pas permis de comparer un peuple barbare à un peuple civilisé. Il n’est pas question de choisir entre ces deux alternatives : un peuple barbare très peuplé, ou un peuple civilisé peu peuplé. Il s’agit de la situation de la France civilisée dans le monde, et de la puissance plus grande que donnerait à cette France civilisée une population plus grande. D’ailleurs, par suite de l’extension toujours croissante des relations quotidiennes, particulières ou publiques, établies entre les différens peuples européens, il existe aujourd’hui une uniformité à peu près générale dans les institutions et les mœurs ; de sorte que toutes les nations se ressemblent plus ou moins ; toutes ont adopté les mêmes systèmes de gouvernement, d’impôts, de conscription, de commerce, etc. Assurément, il existe

  1. Les Anglais, au milieu du siècle dernier.