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s’entendent comme les cœurs. Voilà, je crois, ce qu’a voulu prouver Molière.

Et ce n’est pas, dans sa pensée, d’instruction pure qu’il s’agit, mais d’éducation, c’est-à-dire qu’aux livres il faut ajouter cette grande école : le monde.


Et l’école du monde, en l’air dont il faut vivre,
Instruit mieux à mon sens que ne fait aucun livre.


Les livres pour apprendre à penser, le monde pour apprendre à vivre.

Mais c’est l’éducation anglaise, me dira-t-on, et l’éducation américaine. Je n’en disconviens pas, mais c’est aussi l’éducation d’Ariste. Et je ne crois pas qu’aujourd’hui Molière s’effraierait beaucoup de cette liberté qu’on laisse aux jeunes filles chez nos voisins, — pourvu naturellement qu’on les eût armées pour la défense. Il se fierait, pour que cela ne dépassât pas les bornes, à ce sens exquis de la mesure et du goût, qui est inné chez nos Françaises, et aussi à cette galanterie respectueuse, la galanterie du galant homme, qui ne se perd chez nous qu’à cause justement de la séparation des sexes, cette séparation contraignant l’homme à se gâcher l’esprit et le cœur dans la société des filles de plaisir. J’ai pu, pour ma part, m’assurer plus d’une fois que cette libre éducation des jeunes filles anglo-saxonnes savait en faire des créatures admirablement loyales, point du tout pédantes, nullement dénuées du charme féminin ; et je me suis pris à penser que nos jeunes filles françaises y puiseraient très probablement des qualités inattendues, propres à ranimer ces choses qui vont disparaissant : la conversation dans le salon, le conseil au foyer.

Je sais qu’on me dira que l’éducation d’Ariste, qui lui a réussi avec Léonor, n’a pas réussi à Molière avec Armande Béjart. Mais il y a à cela bien des explications : le milieu où tous deux vivaient, le caractère vain et futile d’Armande, qui n’avait pas assez d’étoffe pour être bonne, enfin ce point très grave, que l’éducation d’Armande, bien qu’excellente, eut le malheur de lui être donnée par un futur mari et non par une mère, comme le veut la nature des choses. Molière se fit-il à lui-même ces explications? Il se peut bien, puisqu’à la fin de sa carrière ses déceptions ne l’empêchèrent pas de créer cette ravissante figure d’Henriette. C’est que, chez Molière comme chez tous les véritables poètes dramatiques, l’esprit planait au-dessus des misères du cœur et que ses tortures intimes n’altérèrent jamais ni son incomparable verve comique ni la souveraine impartialité de son génie.


C. COQUELIN.