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à travers les lombes, et je me souviens d’avoir passé de longues heures dans les cloîtres d’Italie, où l’on enterrait autrefois les morts des illustres familles, à déchiffrer des épitaphes dont les noms n’avaient point de vie pour moi, et à me demander quelles avaient été les joies et les souffrances de ces destinées inconnues. La langue anglaise ne se prête pas moins que la langue italienne ou latine à ces inscriptions funéraires, et leur donne même, par ses légères différences d’avec la langue usuelle, une solennité particulière. Il n’est pas une de ces inscriptions qui ne respire la foi, et l’espérance religieuse prend partout la place des banales énumérations de la vanité. Je m’arrête un instant devant une tombe où sont gravées les dernières paroles d’une petite fille : « I am so glad that Jesus loves me ! Je suis si heureuse d’être aimée par Jésus! » et je m’interroge sur le mystère de ces existences tranchées avant d’être écloses, qui n’ont semé la joie sur leur passage que pour y faire naître les larmes. Le cimetière d’Oak-Hill est un lieu de promenades assez fréquenté. Les enfans y jouent innocemment à l’ombre des arbres et à l’entour des tombes, pendant que les personnes qui les gardent lisent ou travaillent sur des bancs. Il y a dans cette alliance de la mort avec la nature et avec l’enfance quelque chose qui en adoucit l’horreur. Sous ces ombrages, la destinée de l’éternel sommeil paraîtrait moins rigoureuse et je me répète à moi-même, en sortant, ces vers de Pouchkine que j’ai retenus d’une délicieuse nouvelle de Tourguénef :


Et puisse la vie forte et jeune
Se jouer à l’entrée de mon tombeau
Et la nature indifférente
Briller d’une éternelle beauté !


Enfin nous quittons Washington, dont nous avons arpenté à loisir les magnifiques distances et savouré jusqu’à épuisement tous les plaisirs, pour nous rendre à Philadelphie, Newport, Boston, et revenir ensuite à New-York. Là notre bande doit se séparer, les uns pour revenir en France, les autres pour commencer un magnifique voyage circulaire, et moi pour pousser une pointe solitaire jusqu’à San Francisco, en m’arrêtant peut-être un jour au pays des Mormons. J’ose à peine espérer de trouver encore quelques lecteurs pour m’accompagner jusque-là.


OTHENIN D’HAUSSONVILLE.