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noyau d’une armée dont on ne saurait trop admirer l’héroïque et d’abord triomphante résistance à des forces trois fois supérieures. Tant de qualités expliquent parfaitement les sympathies qu’ils ont conservées dans leur défaite et même le concours que quelques Français leur ont prêté. Mais il ne faut pas oublier que, si la cause du Sud avait triomphé, on verrait encore aujourd’hui ce scandale d’une grande nation chrétienne s’appuyant en principe sur une institution directement contraire à l’esprit de l’Evangile. Aussi je persiste à penser que ceux de nos compatriotes (sans nommer personne) qui se sont enrôlés sous les drapeaux du Nord ont servi la cause du vrai droit et celle de la liberté humaine.

Quels sont aujourd’hui, depuis seize ans que cette lutte est terminée, les sentimens véritables que nourrissent les uns vis-à-vis des autres les hommes du Sud et les hommes du Nord? Il n’y a pas de point qui ait piqué davantage ma curiosité; il n’y en a pas non plus sur lequel il m’ait été plus difficile d’arriver, je ne dirai pas à une opinion, je n’y prétends même pas, mais à une impression. J’ai beaucoup fait causer là-dessus, et bien des choses contradictoires m’ont été dites. « Je suis fille de rebelle et je m’en fais gloire, » nous disait, en relevant sa jolie tête d’un air mutin, une des jeunes filles de Richmond. « Si je croyais que vous aimiez ces vilains hommes du Nord, je ne vous parlerais même pas, » nous disait une autre. Mais ce sont là peut-être bouffées de sentimens partant d’un point d’honneur exagéré, et je connais, d’autre part, des filles du Sud qui ont épousé quelques-uns de ces vilains hommes du Nord et qui ne paraissant pas s’en repentir. J’ai parfois trouvé aussi chez certains hommes du Nord une vivacité de langage qui m’a étonné contre leurs anciens adversaires du Sud. « On aurait dû pendre Jefferson Davis et fusiller ceux des généraux confédérés qui, au moment de la guerre, avaient abandonné l’armée fédérale. C’étaient des traîtres et des déserteurs, » me disait un fort galant homme avec lequel j’ai beaucoup causé de ces questions, et je me souviens encore de la vivacité avec laquelle un ancien général des armées du Nord s’est écrié, pendant que nous admirions a la revue d’York- town la fière allure des milices virginiennes : « Ne les applaudissez pas: c’étaient des rebelles. » Mais ce sont là, tel a été du moins mon sentiment, des vivacités individuelles d’après lesquelles il ne serait pas exact de se former une opinion. En allant un peu plus au fond des choses, je suis arrivé à une impression plutôt contraire, et cela pour deux raisons. Les Américains, tant ceux du Sud que ceux du Nord, sont gens très pratiques et ils n’aiment pas à soulever inutilement les questions déjà résolues. Or s’il est deux questions qui soient résolues au monde, c’est celle de l’esclavage et celle de la séparation. L’esclavage n’est pas de ces institutions