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avait tant souffert et elle était si dégradée qu’elle était incapable de supporter la liberté. Pour eux, être libres, c’était le droit de se chauffer au soleil et ne rien faire. Aussi sont-ils tombés bientôt dans une profonde misère. L’instinct même de la nature semblait perverti chez eux, mais c’était grâce aux abus qu’on en avait fait. Un propriétaire d’esclaves entendant bien ses intérêts faisait produire tous les ans un enfant à ses négresses, comme dans une jumenterie bien conduite on fait produire tous les ans un poulain à chaque poulinière. Dans quelques états, on pratiquait même l’élevage des nègres comme on pratique celui des chevaux, et des gaillards bien découplés servaient de reproducteurs[1]. De là l’expression contre laquelle les gens du Sud n’ont pas tout à fait le droit de protester comme une calomnie : les haras de nègres. De ces abominables pratiques il était résulté que ces malheureuses avaient pris l’horreur de la maternité. Elles se faisaient avorter ou mettaient leurs enfans à mort au moment de leur naissance. Aussi le dénombrement de 1870 a-t-il constaté une diminution sensible dans la population nègre, et tout le monde a cru, moi tout le premier, que cette population, incapable de supporter la liberté, était destinée à disparaître écrasée et étouffée en quelque sorte comme la population indienne. Mais la face des choses a bien changé depuis ces premières années. Si on peut adresser de justes critiques à la politique que le Nord a suivie vis-à-vis des états du Sud, il faut aussi rendre justice aux efforts que le parti abolitionniste a faits pour que cette grande œuvre de la destruction de l’esclavage, à laquelle il a tant contribué, ne devînt pas, au point de vue des nègres eux-mêmes une œuvre stérile. Le Sud a été inondé de missionnaires, principalement méthodistes et baptistes, et d’instituteurs, les missionnaires étant souvent, du reste, instituteurs et les instituteurs missionnaires. Des écoles gratuites, où était donné en même temps l’enseignement religieux, ont été fondées partout. Il y en a aujourd’hui dans tous les villages, et on en compte dix-sept dans la seule ville de Richmond exclusivement affectées aux enfans nègres. Or les nègres sont très susceptibles de subir des influences religieuses, et ils sont mène assez enclins en ce genre à tomber dans des exagérations mystiques. Les missionnaires méthodistes et baptistes ont donc acquis rapidement une grande influence sur eux. Sous cette influence, leurs mœurs se sont régularisées, les liens de famille ont

  1. Je recommande ce détail absolument authentique à l’attention de ceux surtout qui veulent encore considérer l’esclavage comme un reste des institutions patriarcales, permettant à un seul homme d’assurer le bonheur de ceux qui dépendaient de lui. Sans doute, tous les propriétaires n’en usaient point ainsi vis-à-vis de leurs négresses, mais il suffit que de pareilles abominations aient été possibles pour faire justice d« ces illusions sentimentales.