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secoués par une main plus forte que celle d’un dramaturge ordinaire. Le drame n’était pas commun et échappait aux vulgarités de situation, de surprises et d’imbroglios auxquels ces sortes d’ouvrages semblent condamnés. Les faits étaient simples et les déductions logiques. Barbara recueillit plus que des applaudissemens: la pièce fit de l’argent, comme on dit dans l’argot des théâtres, et l’auteur en eut sa part, qui, pour la première fois peut-être depuis qu’il était au monde, lui permit de regarder l’avenir sans angoisses. L’accalmie ne fut pas de longue durée. Charles Barbara se maria; il eut quelques bons jours, il vivait en famille, subvenant à l’existence de sa belle-mère, de sa femme et d’une petite fille qui lui était née. C’était en 1866, à un moment où la fièvre typhoïde visitait Paris. L’épidémie ne pouvait oublier Barbara; elle entra dans sa maison et emporta de la même brassée sa fille, sa belle-mère et sa femme. Le désespoir l’abattit et la fièvre s’empara de lui. Le 18 septembre, on le conduisit à la maison municipale de santé, où on l’installa dans une chambre au troisième étage. Le lendemain au point du jour, il ouvrit la fenêtre et se précipita. La pluie tombait, la terre était molle, il y moula son corps et mourut sur le coup. Jamais je ne me suis trouvé en rapport avec Charles Barbara sans admirer la justesse de l’observation de La Bruyère : « Il y a une espèce de honte à être heureux à la vue de certaines misères. »

Est-ce par contraste que le souvenir de Barbara me rappelle celui d’Etienne Eggis, qui fut un type de bohème fantasque et très doux? Sans sa haute taille et quelque moustache on l’eût pris pour une femme. Son teint rosé, ses longs cheveux châtains, ses yeux admirables l’eussent fait beau, si des dents douteuses n’avaient enlaidi son sourire. Il n’était pas Français; il appartenait, je crois, à la Suisse allemande et était né à Berne ou Zurich. Aux jours de son adolescence, il avait mené la vie vagabonde des étudians allemands pauvres; à pied, il avait parcouru le duché de Bade, la Franconie, la Saxe, la Prusse et la Pologne, dormant au hasard, parfois sous les arbres verts, parfois dans le fenil. Autrefois, avant que les chemins de fer eussent sillonné l’Europe, on rencontrait souvent sur les routes d’Allemagne et de Suisse des étudians qui marchaient en petits groupes, le bâton à la main et le sac en sautoir. A la montée des côtes, ils attendaient les chaises de poste et les diligences ; ils tendaient leurs casquettes au nom de la théologie, au nom de la jurisprudence, au nom de la médecine, au nom du doctorat utriusque juris ; on jetait une pièce blanche et, en guise de remercîment, ces mendians de la science entonnaient une chanson des bords du Rhin. Cette existence que des poètes ont célébrée, Eggis l’avait trouvée bonne et la regrettait. Il était venu à Paris pour y chercher