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toutes les voies. » Gautier, qui ne chantait jamais, lui chanta: « Va-t’en voir s’ils viennent, Jean ! « Cela dura peu, un an ou dix-huit mois, tout au plus. Les 60,000 francs, transmués en venaison, en vins de Johannisberg, en roses moussues, en cigares de la Havane, s’en étaient allés où vont ces sortes de choses. Philoxène Boyer était ruiné, mais il n’était pas connu, et ses anciens convives se moquaient de lui. Non-seulement on le railla, mais on l’insulta; il y eut une histoire de duel qui fut ridicule et dont les détails échappent à ma mémoire. Alors commença pour ce malheureux une existence lamentable. Il était fier et de sentimens droits : il n’emprunta pas, car il savait qu’il ne pourrait pas rendre. Il travailla. Il glissait de temps en temps quelque petit article dans un journal, où on le payait peu, car on le savait pauvre. Le plus clair de ses ressources pendant longtemps fut un feuilleton hebdomadaire qu’il faisait dans un journal étranger et qui lui rapportait 20 francs. Ces 80 francs par mois l’empêchaient presque de mourir de faim. Je le vis souvent à cette époque, il m’avait pris en amitié, car il éprouvait un besoin d’affection que son expérience n’avait pas apaisé. Il se comparait volontiers à don César de Bazan :


Tous les soirs danse et fête au vivier d’Apollo
Et cent musiciens faisant rage sur l’eau !


Il me racontait ses prouesses, me récitait les vers que l’on avait faits en son honneur, n’accusait personne et ne récriminait pas. Un des premiers dans le Paris de cette époque, il inaugura les conférences, conférences exclusivement littéraires, on n’a pas à le dire, où l’économie sociale, la politique, la philosophie n’avaient pas la parole. Il y excella. Dans une salle située à l’entresol d’un des hôtels de la place Vendôme, j’ai été plusieurs fois l’entendre. J’ai suivi, avec intérêt, une série de leçons qu’il fit sur les Mémoires d’outre-tombe de Chateaubriand. Le geste était apprêté; l’attitude était prétentieuse et portait à sourire, mais l’éloquence était extraordinaire, pleine, abondante, riche d’images, tenant plutôt de l’oraison funèbre que du discours, réellement forte et supérieure. Improvisait-il sur un sujet connu, récitait-il de souvenir une étude écrite, je ne sais, et lorsque je l’ai interrogé à cet égard, il s’est dérobé. Il y avait en lui un orateur, et, comme il était instruit, il eût été un maître de conférences hors ligne. Le goût de ces « lectures, » ainsi que disent les Anglais, s’était propagé dans Paris; quelques gens du monde avaient prêché d’exemple; on les avait imités, la mode avait accepté ce genre de distraction intellectuelle, et les conférenciers,