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du talent; — que dis-je? du génie, — il faut surtout du savoir-faire. — « Avoir du talent, belle malice; nous en avons tous; mais lorsque l’on veut être connu, il est indispensable de se faire connaître. Le moyen est simple, se créer des relations dans le monde des écrivains, des journalistes, des artistes, des acteurs, qui seul détermine et consacre les réputations; cela n’a rien de difficile pour l’homme qui a de l’argent. De quoi s’agit-il, en effet? De donner des dîners, des soupers, des fêtes, de ne pas être rebelle à l’emprunt et de s’entourer ainsi d’une quantité choisie de cliens qui, au jour du début, pousseront le cri d’admiration auquel nul ne résiste? Quelle importance peut avoir le sacrifice de quelques billets de mille francs en regard de la gloire, de la fortune assurées sans combat, de la victoire remportée de haute bitte? » — Philoxène Boyer fut convaincu et devint le père nourricier d’une bande d’affamés qui voyaient des perdreaux truffés pour la première fois. Ce fut une curée. On le soldait en hyperboles, on lui dédiait des sonnets, on lui adressait des rondeaux. Henri Mürger parodiait la Chanson des pirates et chantait :


Dans la chambre de Philoxène
Nous étions quatre-vingts rimeurs.


Le pauvre diable ne se tenait pas d’aise et commandait de nouveaux dîners. Chacun amenait sa chacune; les figurantes et les vieilles premières des petits théâtres ne se faisaient faute d’aller chercher cette pâture qui ne leur coûtait rien : elles trouvaient sur leur assiette un bouquet de fleurs rares accompagnés parfois de quelques versiculets devant lesquels on se pâmait. Philoxène Boyer payait les violons et ne dansait guère, car nul homme n’eut jamais moins de passions. Le vin de Champagne lui faisait mal à la tête, les truffes ne convenaient pas à son estomac, et l’amour n’était pour lui qu’un sujet de poésie. Il assistait souriant et bénévole aux repas dont il faisait les frais, que l’on dévorait devant lui, et n’y prenait point part. Un jour, j’entendis Théophile Gautier lui dire : « Philoxène ! ce n’est pas ton argent que tu manges, c’est ton avenir; sous ton dernier écu tu trouveras la misère, qui est une vieille femme dont le commerce n’a rien d’attrayant; tu deviendras abject et marmiteux ; tu mendieras au coin des journaux, tu montreras des articles savans pour vivre, et les cadets que tu alimentes te tourneront le dos avec empressement. » Philoxène Boyer cita le fameux aphorisme : « Pour être connu, il est indispensable de se faire connaître; » puis il ajouta : « Je me crée des amis qui m’ouvriront