Page:Revue des Deux Mondes - 1882 - tome 50.djvu/751

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

Rien, absolument rien, dans les poèmes de Baudelaire, ne portait atteinte aux bonnes mœurs. La conception pouvait paraître bizarre, l’expression était souvent dure, mais nulle inconvenance préméditée, nulle recherche de polissonnerie, nul appel à la débauche; seulement les vers n’avaient point été jetés dans le moule vulgaire et la pensée heurtait parfois les idées reçues. En matière de littérature, les gouvernemens ont toujours manqué d’esprit : « Si la bêtise faisait souffrir, dit un proverbe souabe, on entendrait bien des gens crier.» En cette circonstance, on manqua d’esprit plus encore que d’habitude. Baudelaire m’avait parlé de ce procès et m’avait dit : « Pour moi, c’est une bonne fortune; jamais je n’aurais osé espérer une telle réclame; tout le monde va se jeter sur mon livre pour y découvrir ce que je n’y ai pas mis. » Il avait vu juste. Le tribunal fit acte de critique et de cuistre ; il émonda le volume, il en exclut un certain nombre de pièces dont la forme ne lui semblait pas conforme aux canons, et le volume, réimprimé avec les suppressions imposées, eut un débit considérable que son mérite seul justifiait. Déférer un livre aux appréciations de la justice, c’est en assurer le succès. L’expérience en telle matière est nulle : un an plus tard, une maladresse analogue donnait à Madame Bovary une célébrité instantanée.

Les Fleurs du mal, la traduction des œuvres d’Edgar Poë, les Paradis artificiels, les Poèmes en prose, n’avaient point enrichi Baudelaire; le séjour de Paris lui devenait difficile; il alla habiter la Belgique, où un éditeur de ses amis tombé en faillite essayait de refaire quelque fortune en publiant des œuvres pornographiques ramassées on ne sait où et souvent arbitrairement attribuées à des écrivains qui ne les avaient pas commises. C’est là que Baudelaire fut frappé de paralysie générale. Immobilisé, aphasique, sujet à des mouvemens d’impatience qui parfois dégénéraient en accès de fureur maniaque, il fut rapporté près de Paris et placé dans une maison de santé. Que restait-il du poète? quelle faculté son cerveau avait-il conservée? pouvait-il encore faire des vers qu’il lui était impossible de dicter ou d’écrire ? sa pensée avait-elle gardé son énergie et lui permettait-elle de comprendre l’horreur du supplice auquel il était condamné? ou bien flottait-elle dans ces nuages sans contours que rassemble et disperse le vent de la folie? Nul ne répondra; le pauvre garçon est parti sans avoir pu exprimer les sensations qui s’agitaient en lui. Sa mère m’écrivit pour me prier d’aller le voir. Il était assis dans un grand fauteuil, les mains blanches, le visage de cette pâleur terreuse qui est le fard de la démence, les paupières boursouflées, les yeux interrogateurs et fixes. Nulle trace d’émotion sur son visage amaigri; parfois il semblait se soulever dans un incomparable effort