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fortune paternelle qui lui revenait ne dura pas longtemps. Il traversa une période d’élégance très recherchée, avec une sorte d’afféterie d’assez mauvais aloi qui le fit remarquer. Sa mère, qui, alors, habitait Paris avec le colonel Aupick, nommé chef d’état-major de la première division militaire, fit effort pour créer à son fils des relations qui pourraient lui être utiles. Elle le conduisit dans les salons officiels, et Baudelaire y fut trop original. Dans le salon de Mme X, qui, par sa situation et sa naissance, recevait le monde des hauts fonctionnaires et le monde, le duc de L. ayant dit : « De tous les êtres créés la femme est le plus charmant ! » Baudelaire riposta : «Monsieur le duc, je ne partage pas votre opinion ; les femmes sont des animaux qu’il faut enfermer, battre et bien nourrir. » On comprend que l’on faisait peu de frais pour l’attirer. Baudelaire, du reste, ne se plaisait guère dans des milieux où la courtoisie, imposée par l’usage des bonnes manières, accueillait d’un sourire silencieux ses paradoxes les mieux combinés. Il préférait les cafés, les estaminets où, se trouvant en contact avec une génération de grands hommes futurs, — poètes, écrivains, peintres, sculpteurs, compositeurs, — il récitait ses vers inédits et s’enivrait des louanges qu’on ne lui ménageait pas. Avant d’avoir rien publié, il obtint de la sorte une réputation de coterie qui lui donnait de l’importance. Quelques-unes de ses pièces de vers, le Reniement de saint Pierre, le Voyage à Cythère, la Charogne, étaient récitées dans les ateliers, dans les bureaux de rédaction des petits journaux, et étaient devenues célèbres. On m’avait répété le Reniement de saint Pierre, j’avais été impressionné par la hauteur de la pensée et par la brutalité du verbe. L’homme qui avait fait cela n’était pas le premier venu; le vers était de main de maître, dur, mais résistant.

J’en avais parlé à Théophile Gautier, qui m’avait dit : « J’ai peur qu’il n’en soit de Baudelaire comme de Petrus Borel. Au temps de notre jeunesse, quand l’école romantique jetait toute sa flamme et que je portais des pourpoints en satin cramoisi, nous disions : Hugo n’a qu’à bien se tenir ; dès que Petrus publiera, il disparaîtra. Eh bien! Petrus le lycanthrope a publié Champavert, Madame Putiphar, les Rhapsodies, et le père Hugo n’a pas disparu. Aujourd’hui, on nous menace de Baudelaire, on nous dit que, lorsqu’il imprimera ses vers, Musset, Laprade, moi, nous serons dispersés en fumée; je n’en crois rien : le Baudelaire fera long feu comme le Petrus Borel, que l’on a fini par travestir en sous-préfet, en commissaire civil, en je ne sais quoi, pour lui donner à manger, entre le Tell et l’Atlas. » Gautier se trompait. Baudelaire n’a pas fait long feu; il n’a détrôné ni l’auteur de Rolla, ni l’auteur de Psyché, ni l’auteur de la Comédie de la mort, mais il s’est avancé à