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un enfant, pour ne pas avouer que Dieu a pu se moquer de sa création jusqu’à lui imposer le fardeau du devoir sans compensation. » Ici M. Renan paraît tout près d’adopter la colossale iniquité de la vertu sans récompense, et de la mort sans lendemain ; mais un peu plus loin il se révolte contre elle. Quand il voit Marc Aurèle, en bon stoïcien, douter de la vie future, lorsqu’il l’entend absoudre les dieux qui permettent que d’honnêtes gens, après s’être fait aimer de la divinité pour leurs bonnes actions et avoir entretenu une sorte de commerce avec elle, meurent tout entiers et s’éteignent pour jamais, il trouve qu’il va trop loin. « Ah ! c’est trop de résignation, cher maître, lui dit-il ; s’il en est véritablement ainsi, nous avons le droit de nous plaindre. Je veux que l’avenir soit une énigme, mais s’il n’y a pas d’avenir, ce monde est un affreux guet-apens. Remarquez en effet que notre souhait n’est pas celui du vulgaire grossier ; ce que nous voulons, ce n’est pas de voir le châtiment du coupable, ni de toucher les intérêts de notre vertu ; ce que nous voulons n’a rien d’égoïste : c’est tout simplement d’être, de rester en rapport avec la lumière, de continuer notre pensée commencée, d’en savoir davantage, de jouir un jour de cette vérité que nous cherchons avec tant de travail, de voir le triomphe du bien que nous avons aimé. Rien de plus légitime. » Il est clair que le ton de ce morceau est assez différent de l’autre, mais quand il le serait encore davantage et qu’on croirait avoir le droit d’accuser M. Renan de se contredire, il ne serait pas fort ému de ce reproche : n’a-t-il pas écrit quelque part « qu’on n’a quelque chance d’avoir aperçu la vérité une fois dans sa vie que si l’on s’est beaucoup contredit ? » Du reste, il n’est pas tout à fait juste de l’accuser de contradiction. Comme il se tient d’ordinaire sur la limite des opinions, il passe aisément de l’une à l’autre, sans qu’on puisse le traiter de transfuge. Rien ne lui répugne comme un ton tranchant et dogmatique ; un galant homme ne prend pas ainsi des airs d’oracle ; quand on connaît toutes les incohérences de la vie et toutes les obscurités de la nature, on est porté à mettre moins d’assurance dans ses affirmations ; il faut n’avoir vu qu’une partie de la réalité, c’est-à-dire être un esprit étroit, pour oser prétendre qu’on la possède tout entière. Le scepticisme est donc pour lui la sagesse ; il va plus loin dans son dernier volume et soutient que c’est aussi la vertu. « La plus solide bonté, dit-il, est celle qui se fonde sur le parfait ennui, sur la vue claire de ce fait que tout en ce monde est frivole et sans fond réel. Dans cette ruine absolue de toute chose que reste-t-il ? La méchanceté ? Oh ! cela n’en vaut pas la peine. La méchanceté suppose une certaine foi au sérieux de la vie, la foi au moins au plaisir, la foi à la vengeance, la foi à l’ambition. Néron croyait à l’art ; Commode croyait au cirque, et cela les rendait cruels. Mais le désabusé, qui sait que tout objet de désir est