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des chefs d’administration ; en vérité, je n’y vois pas grand mal ; si elle calomnie les honnêtes gens, les honnêtes gens n’ont qu’à ne s’en point soucier. À cet égard, l’âge et l’expérience n’ont fait que confirmer mon opinion, et si j’avais à rédiger une loi sur la presse, elle serait tôt faite, en deux articles :

Article premier. — La presse périodique est libre.

Article 2. — Tout individu qui, en temps de guerre, publiera une indication quelconque sur les opérations des armées françaises sera considéré comme espion et pendu.

Le décret du 17 févier ne visait que le journalisme politique, mais par ricochet il frappait, il ruinait les écrivains qui vivent du journal par la critique dramatique, par la critique d’art, par le roman, par le compte-rendu scientifique. Bien des journaux avaient été administrativement supprimée après le coup d’état ; à Paris même, pour ce grand corps avide de nouvelles et curieux de lecture, il n’en restait que treize[1]. C’est alors que l’on créa des feuilles exclusivement littéraires, où les gens de lettres pouvaient du moins essayer de faire imprimer leurs œuvres et de gagner le pain du jour. Bien des petits journaux, où l’on ne s’occupait que d’art, de science, de littérature, tentèrent de subsister et n’y réussirent pas, car l’économie sociale, l’économie politique ont des frontières si peu délimitées que l’on pouvait être accusé d’avoir mis le pied sur le domaine interdit lorsque l’on parlait d’un musée, — qui relève de l’administration : de la Comédie-Française, — qui relève du ministère d’état ; de l’École de médecine, — qui relève du ministère de l’instruction publique ; de Bicêtre, — qui relève de la préfecture de la Seine. Dans ce cas, les coupables étaient traduits devant la police correctionnelle : on était condamné à une amende, toujours faible, mais le journal était supprimé. La quantité d’humbles feuilles qui ont disparu de la sorte est considérable. Cette époque fut très dure. Gérard de Nerval, qui n’était point un récalcitrant, me disait : « Je voudrais écrire l’histoire de Haçan-ben-Sabah-Homaïri, qui fut le Vieux de la Montagne ; mais je n’ose pas, on y verrait des allusions à l’empereur. » L’allusion, c’était là l’objet sur lequel les gens de la sûreté générale exerçaient leur perspicacité ; les écrivains qui ont eu alors la malencontreuse idée de toucher à l’histoire romaine en ont su quelque chose.

La littérature proprement dite, celle qui s’inspire de l’imagination

  1. Comme terme moyen de l’empire, je prends l’année 1854. Les journaux de Paris autorisés à traiter les matières politiques étaient : les Débats, le Siècle. La Presse, le Pays, le Constitutionnel, la Patrie, l’Union, la Gazette de France, l’Assemblée nationale, l’Univers, la Vérité, le Charivari. Je ne compte pas le Moniteur universel, qui était le journal officiel de l’empire.