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d’eux-mêmes et perdent quelquefois leur sang-froid. Ce sont des susceptibilités auxquelles il faut beaucoup pardonner. Mais, à propos de M. Renan, la violence a dépassé toutes les limites. Elle n’a pas seulement été très maladroite en aidant par l’éclat des injures au succès de l’ouvrage, elle en est venue à des exagérations tout à fait déraisonnables. Il semble que les critiques fougueux qui l’ont attaqué n’aient pas eu la patience de le lire, tant ils ont méconnu le vrai caractère de l’œuvre et dénaturé les intentions de fauteur.

Est-il juste, par exemple, de regarder son livre comme une machine de guerre dressée contre le christianisme ? Est-ce vraiment un de ces ouvrages de combat qui ont pour dessein de porter le trouble dans les âmes faibles en leur montrant les absurdités de leurs croyances ? M. Renan se défend beaucoup d’avoir rien voulu faire de semblable. « La pensée d’ébranler la foi de personne, dit-il, est à mille lieues die moi. » Loin de songer à faire des conquêtes, il conseille à tous ses lecteurs de garder leurs opinions. « Restons dans nos églises respectives, profitant de leur culte séculaire et de leurs traditions de vertu, participant à leurs bonnes œuvres et jouissant de la poésie de leur passé. Ne repoussons que leur intolérance ; pardonnons même à cette intolérance, car elle est, comme l’égoïsme, une des nécessités de la nature humaine. »

Il n’y a, dans ces protestations, mi mensonge calculé, ni précaution hypocrite : elles sont l’expression même de la vérité. On voit bien, quand on lit M. Renan, qu’il n’a pas voulu foire une œuvre de polémique : il discute les faits, jamais les principes ; nulle part il n’a institué de controverse sur un dogme ; l’ironie, l’arme terrible de Voltaire, celle qui fait au cœur des croyans les plus profondes blessures, lui est inconnue ; il ne donne le plus souvent ses opinions que pour des conjectures, et il lui arrive d’en indiquer lui-même la fragilité. Ce n’est pas ainsi qu’on manœuvre quand on marche à l’assaut d’une religion. Rien ne lui est plus étranger que ce charlatanisme qui cherche à éblouir l’esprit par l’apparence d’un système bien ordonné ; il semble au contraire mettre une certaine vanité à n’avoir pas de système fixe et à flotter entre les partis. Sur les sujets les plus importans il lui arrive d’émettre des opinions qui ne s’accordent pas très bien entre elles. Il écrit, à propos des rêves insensés des millénaires : « Il ne faut pas demander de logique aux solutions que l’homme imagine pour sortir de l’intolérable destinée qui lui est échue. Invinciblement porté à croire au juste, et jeté dans un monde qui est l’injustice même, ayant besoin de l’éternité pour ses revendications, et brusquement arrêté par le fossé de la mort, que voulez-vous qu’il fasse ? Il s’accroche au cercueil, il rend la chair à l’os décharné, la vie au cerveau plein de pourriture, la lumière à l’œil éteint ; il imagine des chimères dont il rirait chez