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pas que leur complaisance leur profite; mais le mieux est l’ennemi du bien, et si tout est bien qui finit bien, tout est mal qui finit mieux. Ce n’est donc pas de ces deux scènes que je veux parler, mais de la fin du troisième acte, où l’on voit Jean Rantzau entrer chez son frère Jacques, et de cette lecture du contrat au quatrième, à laquelle assistent George et Louise aussi bien que leurs pères. C’est le soir : Jean Rantzau, assis devant la porte, médite la sentence des médecins qui ont déclaré que Louise mourrait si elle n’épousait pas George; il lève les yeux vers la fenêtre où luit, à travers les rideaux rouges, la veilleuse de la malade. Soudain, il traverse la rue; il va frapper à la porte de son frère Jacques. La fenêtre de celui-ci, au premier étage, éclairée tout à l’heure, s’éteint subitement; un moment après la lumière passe derrière la lucarne du rez-de-chaussée; puis la porte s’ouvre, et Jacques paraît sur le seuil, sa lampe à la main. Il lève cette lampe, et la lumière, ramassée par l’abat-jour, frappe à plein le visage de Jean. Jacques recule : « Va-t’en ! — Ma fille va mourir. — Entre ! » Ces simples paroles, ou plutôt ce jeu de lumière par où l’on voit comme isolés dans l’intimité d’un cadre bourgeois ces deux hommes face à face, ce jeu de lumière nous émeut : pourquoi nous émeut-il? C’est le plus bel effet de lampisterie dramatique que je connaisse; mais pourquoi, justement est-il si dramatique ? pourquoi, sinon parce qu’on voit là, pour la première fois dans cette pièce, ces deux hommes s’aborder? Ils sont les champions de la haine, — l’une des deux puissances qui animent ce drame : ici, pour la première fois, ils en viennent aux mains. De même au quatrième acte, une émotion poignante nous tient, lorsque dans la maison paternelle, dans la chambre où la mère de Jean et de Jacques est morte, le maître d’école commence la lecture du contrat, ayant à sa droite Jacques Rantzau, le vainqueur, à sa gauche Louise et George ensemble, et plus loin le vaincu, Jean Rantzau, père de Louise, et pourquoi, je vous prie, cette émotion poignante? Il ne suffit pas de dire qu’une scène nous émeut lorsqu’on y voit apparaître la réalité de nos lois, et de rappeler la scène du notaire de Monsieur Alphonse, — la première du genre, à ma connaissance, — ou celle du Fils de Coralie, ou celle du commissaire de la Princesse de Bagdad; toutes ces scènes nous touchent par leur valeur relative ou drame plus que par leur matière propre, et de même celle-ci : c’est la première fois qu’enfin nous voyons rassemblés tous les héros de la pièce, les deux champions de la haine, les deux champions de l’amour; auditeurs muets du combat qui décide de leur sort, ils nous émeuvent par cela seul qu’ils sont en présence. Si simple qu’elle soit, la scène est grande et forte : on dirait une illustration de Balzac, tellement on sent que, dans cet espace étroit, dans ce cadre peu orné, une crise va éclater, où aboutit et d’où repart vers des destinées nouvelles toute la vie de quatre créatures