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gouvernement sage ; voilà le régime que les Antonins ont à peu près réalisé pendant un siècle, aux applaudissemens du monde.

Au milieu de cet éclat, il y a pourtant une tache : ce gouvernement sage et modéré fut persécuteur, ces excellens princes ont durement traité les chrétiens. C’est sous Trajan qu’on a brûlé vif Polycarpe ; Blandine et ses compagnons sont morts sous Marc Aurèle. La surprise a été si grande de voir Marc Aurèle et Trajan donner de pareils démentis à leur politique honnête qu’on a été jusqu’à nier qu’il y ait eu des persécutions sous leur règne ou à prétendre tout au moins qu’on en a fort exagéré l’importance. Ce n’est pas l’opinion de M. Renan ; il établit que les persécutions sont incontestables, qu’elles furent très cruelles, et que « le christianisme s’est en réalité trouvé plus mal de la sage administration des grands empereurs du Ier siècle que des coups de fureur des scélérats du Ier. » Il est aisé d’en comprendre la raison, et M. Renan à plusieurs reprises l’a fait très bien saisir. Il faut se souvenir d’abord que le monde venait de traverser de terribles épreuves, qu’il y avait eu un moment, après Néron, où il semblait que l’empire allait se dissoudre, que le règne entier de Domitien n’avait été qu’une sanglante folie. Les crises de ce genre amènent toujours de violentes réactions. « Une société en péril se rattache à ce qu’elle peut ; un monde menacé se range ; persuadé que toute pensée tourne à mal, il devient timide, retient en quelque sorte sa respiration, car il craint que tout mouvement ne fasse crouler le frêle édifice qui lui sert d’abri. » Dans des circonstances pareilles, il est naturel que les conservateurs aient repris le pouvoir. Ceux qui alors gouvernent l’empire sont des aristocrates, des hommes à tradition, à préjugé, « des espèces de tories anglais tirant leur force de leurs préjugés mêmes. » Ils affectent surtout de détester l’étranger ; l’Orient, si fort à la mode sous Néron, devient suspect. Juvénal ne tarit pas de railleries contre « le petit Grec affamé » et il se plaint amèrement « que l’Oronte coule dans le Tibre. » Le christianisme a le tort d’être né dans la Judée, il paiera la peine de son origine. D’ailleurs les conservateurs, qui sont tout-puissans, professent qu’il faut revenir aux anciennes maximes, que Rome ne peut être sauvée que si l’on applique de nouveau les vieilles lois ; or, parmi ces lois respectées, se trouvent celle qui proscrit les cultes étrangers, celle qui dissout les assemblées secrètes, celle qui punit les gens coupables de maléfices. Toutes ces lois, à ce qu’on pense, atteignent les chrétiens, et l’on n’hésite pas à les leur appliquer plus rigoureusement que jamais. Ainsi, plus l’empire revient au vieil esprit romain, plus il est dur aux nouveautés ; et, parmi les princes qui le gouvernent, ce sont précisément les plus honnêtes qui respectent le