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dans les délices éternelles. Tel libre penseur en fait autant : il tient ses assises, il embouche la trompette du jugement dernier, il partage les morts et les vivans en anges de lumière et en anges de ténèbres. En vain l’histoire nous apprend-elle que les sociétés croissent lentement comme les chênes de nos forêts, qu’elles puisent pénibleblement leur nourriture dans le sol qui les porte, que les générations sont solidaires et héritières les unes des autres, que le présent est toujours le fils du passé, que toute réforme est préparée de loin, que chaque progrès est le fruit d’un travail de longue haleine où tous les siècles ont mêlé leurs sueurs. Nos catéchistes révolutionnaires entendent l’histoire tout autrement. Comme les théologiens de profession, ils ont leurs dogmes, leur légende dorée, leurs miracles, leurs thaumaturges, leur eau bénite, leurs patenôtres, leurs formules d’exorcismes et d’anathèmes.

Après cela, il ne faudrait pas croire que le manuel de M. Bert soit mauvais de tout point, il contient plus d’une page excellente ; sûrement, on en fera de pires, et nous doutons qu’on en fasse de meilleurs. Le mieux serait qu’on n’en fît point, et puisque l’instruction civique figure dans le programme de l’enseignement obligatoire, il conviendrait qu’on s’en remît aux maîtres d’école du soin de la donner comme il leur plaira. Mais nous n’osons pas y compter. Dans le pays où Jean-Jacques écrivit, on continue de croire à la vertu miraculeuse des catéchismes appris par cœur. Aussi bien nos instituteurs, à qui la loi interdit de mêler la théologie à leurs leçons, craindront d’en faire sans le savoir, comme M. Jourdain faisait de la prose, et ils supplieront le gouvernement de leur prêter le secours de ses lumières. Puisque le sort en est jeté et que nous vivons dans un temps où les examens sont de rigueur, nous voudrions que quiconque se propose de publier un manuel à l’usage des écoles fût contraint de subir au préalable devant un jury trié sur le volet un examen de bon sens. Il nous souvient d’avoir lié conversation sur une grande route avec un vieux cantonnier, qui, dans sa jeunesse, avait été très jacobin; depuis, il avait réfléchi, il ne croyait plus que Robespierre eût inventé ni la patrie, ni la vertu, et il nous disait : « On nous en conte, le monde n’est pas ne d’hier, et, de père en fils, on a toujours été fait par quelqu’un. » Nous voudrions que tout auteur de manuel d’instruction civique fût tenu d’avoir autant de philosophie qu’un vieux casseur de pierres, qui, chaque soir, après avoir mangé sa soupe et avant de s’allonger sur son grabat, emploie une bonne demi-heure à fumer sa pipe en devisant avec lui-même.


G. VALBERT.