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est tenu d’enseigner ex professo un système en règle de morale laïque, sur quoi le fondera-t-il? Sera-ce sur l’impératif catégorique, sur l’intérêt bien entendu, sur la doctrine du souverain bien, sur la sympathie où sur l’altruisme? Et se réclamera-t-il de Kant, de Platon, de Spinoza, de Comte ou de Spencer? Il enseignera apparemment ce qu’on lui ordonnera d’enseigner, et voilà le gouvernement obligé de faire son choix, d’adopter une doctrine, à laquelle il apposera son estampille, de remplacer la religion d’état par une philosophie officielle. Que si l’instituteur se contente de prêcher un code de morale sans le déduire d’aucun principe, cette morale en l’air ne produira pas grand chose. On raconte que les Vénitiens montrant un jour en grande pompe leur trésor de Saint-Marc à un ambassadeur d’Espagne, celui-ci, pour tout compliment, ayant regardé sous la table, leur dit : « Qui non c’è la radice : Je ne vois pas ici la racine. » Il en va d’une morale sans principe comme d’une plante sans racine, il est impossible de la faire pousser où que ce soit, même sur le meilleur terrain.

Quant à l’instruction civique, l’inconvénient sera bien plus grave encore. Il est permis de craindre qu’au lieu d’apprendre aux enfans, comme le désire M. Bréal, qu’il faut préférer sa patrie à son parti, on ne leur enseigne tout le contraire et qu’il ne s’agisse précisément de substituer un catéchisme de parti au vieux catéchisme de l’église, lequel avait du moins l’avantage d’être toujours le même. Le nouveau changera sans cesse, car libéraux, conservateurs, radicaux, intransigeans, quiconque arrivera au pouvoir s’empressera de le réviser, de le refondre à sa guise, et les instituteurs comme la jeunesse ne sauront plus à quel saint se vouer. Nous en pouvons parler par expérience, les catéchistes laïques se sont déjà mis à l’œuvre, et les échantillons qu’ils nous ont donnés de leur savoir-faire ne sont pas propres à nous mettre en appétit. L’un de ces manuels a causé quelque tapage; M. le duc de Broglie en a fait justice au sénat avec autant d’éloquence que d’esprit. L’auteur est pourtant un homme de grand mérite dans sa partie, il a seulement le tort d’en sortir. Il nous annonce dans sa préface que « pour former le jugement et le cœur des jeunes citoyens, il faut savoir tout abandonner, tout jusqu’aux joies de la libre découverte dans les régions encore inconnues de la science, » Puissent ses amis se réunir tous pour le supplier de retourner bien vite à son laboratoire et d’y faire coup sûr coup trois ou quatre découvertes! La science, l’école primaire, la France, lui-même, tout le monde s’en trouvera bien, car malgré lui, sans doute, le petit livre qu’il vient de composer avec la meilleure intention et qu’il voudrait mettre dans les mains de tous nos enfans respire le fanatisme et sue la haine.

M. Bréal disait excellemment dans l’ouvrage que nous citions tout à l’heure : « Parmi toutes les nations du monde, la France présente le spectacle unique d’un peuple qui a pris son propre passé en aversion.