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ait tout son ressort, qu’il faut nourrir la curiosité de l’enfant sans se hâter de la satisfaire, transformer par degrés ses sensations en idées, le conduire pas à pas du particulier au général, des vérités observées aux vérités abstraites, mettre les questions à sa portée en lui laissant le soin et la peine de les résoudre. Tout cela demande du temps, mais notre père de famille n’est pas pressé. Il a lu un excellent livre de M. Michel Bréal, et ce professeur au Collège de France, qui joint à l’érudition la plus solide un bon sens piquant et un patriotisme éclairé, lui a appris que « l’orthographe, née dans l’école, grandie dans l’école, en est devenue le tyran, que non-seulement elle coûte un temps précieux à nos enfans, mais qu’elle est un des plus sûrs moyens de les déshabituer de penser.» Aussi fait-il peu de cas de l’orthographe; il a remis à plus tard d’initier son fils ou sa fille aux profondeurs et aux subtilités de cette reine des sciences, et du même coup il a prié l’économie politique d’attendre un peu; sans lui manquer de respect, il s’est permis de l’ajourner. Mais l’examen de fin d’année n’attendra pas. Le voilà condamné à vivre dans la terreur de cet examen, qui va devenir son cauchemar. Le seul moyen de s’en affranchir sera d’envoyer ses enfans à l’école, et il finira par découvrir que la loi a été faite pour l’y obliger. Il regrettera seulement qu’on ne l’en ait pas prévenu ; on lui aurait épargné de fâcheuses déceptions et d’inutiles perplexités.

Nous lisons dans l’Émile que le maréchal de Belle-Isle, revenu d’Italie après trois ans d’absence, voulut se rendre compte des progrès de son fils, âgé de neuf à dix ans. Il alla un soir se promener avec son gouverneur et lui dans une plaine où des écoliers s’amusaient à guider des cerfs-volans, et il lui dit tout à coup : « Où est le cerf-volant dont voilà l’ombre? » Sans hésiter, sans lever la tête, l’enfant répondit : « Sur le grand chemin. « Et en effet le grand chemin était entre le soleil et lui. « Le père à ce mot embrasse son fils et s’en va sans rien dire. Le lendemain il envoyait au gouverneur l’acte d’une pension viagère, outre ses appointemens. Quel homme que ce père-là! ajoute Rousseau, et quel fils lui était promis! » Ce fils fut le comte de Gisors, qui donna, comme on sait, de fort belles espérances, et pourtant rien ne prouve qu’il se fût tiré brillamment d’un examen de fin d’année. Peut-être ne savait-il pas que le pluriel de bijou prend un x, que le pluriel de verrou prend un s. Mais que dis-je? Selon toute apparence, Emile lui-même ferait une triste figure devant M. l’inspecteur primaire et devant M. le délégué cantonal, et si on l’interrogeait sur « quelques notions usuelles de droit, » ses réponses ou ses silences feraient rire à ses dépens tel élève de nos écoles publiques, joli perroquet bien dressé qui ne sera jamais qu’un sot. Sur quoi, son examen étant jugé insuffisant, ses parens, aux termes de l’article 16, seront rais en demeure de le retirer des mains de Jean-Jacques, qui ne lui a rien appris, « et de l’envoyer dans une école publique ou privée, dans la huitaine