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à sa profession reçut sa plus belle récompense. Les avocats venaient d’être mis en possession du droit d’élire le conseil de discipline : le 10 novembre 1830, aux premières élections, le barreau de Bordeaux élut M. Dufaure. En le nommant, ses confrères devançaient de quelques jours les dix années d’exercice qui devaient le rendre éligible. L’année judiciaire ne s’achevait pas sans qu’ils lui rendissent un hommage plus éclatant en le mettant à leur tête. Il était bâtonnier à trente-deux ans. Le barreau lui avait donné toutes ses couronnes. Il semblait qu’il dût se diriger aussitôt vers Paris et chercher dans la vie publique un horizon plus large et de nouveaux succès. Les électeurs de La Réole tentèrent de le déterminer en 1831, mais la raison le détourna d’une campagne qu’il jugeait prématurée. Il n’avait pas encore constitué par son travail cette indépendance qu’il ambitionnait. En abandonnant le barreau, il savait qu’il tarirait la source presque unique de ses revenus ; il ne crut pas que les circonstances exigeassent de lui un sacrifice aussi onéreux. Quelques années auparavant, alors qu’un ministère menaçait la France des plus grands périls, il eût accepté par patriotisme ; mais sous un régime qui avait réalisé ses espérances, il lui semblait déraisonnable d’aller à Paris pour s’y ruiner, ou fort au-dessous de sa dignité d’accepter une place dont les émolumens tiendraient lieu des produits de son état. « Je ne voudrais pas pour tout au monde, écrit-il, qu’on puisse me reprocher d’avoir spéculé sur ma réputation pour obtenir une place quelconque. J’ai trop peu de goût pour les places, et j’aime mon indépendance. »

Heureusement il vint un moment où ces motifs d’abstention devaient disparaître, affaiblis d’année en année par une clientèle que la vigilance de son père trouvait par momens « hors de proportion avec sa santé. » D’ailleurs M. Dufaure avait refusé le mandat des électeurs de la Gironde. Le jour où les offres lui vinrent de Saintes, lorsqu’il s’agit de représenter le pays où il était né et auquel le rattachaient les liens les plus chers, il se sentit incapable de résister. Il fut nommé aux élections générales de 1834 ; celui dont nous avons observé l’enfance studieuse, la sévère jeunesse et les éclatans débuts au barreau, entra dans une nouvelle phase de sa vie. C’est sur la scène politique que nous aurons désormais à suivre son action et à écouter sa parole.


GEORGES PICOT.