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musulman, se fixant en chaque grande ville, y exerçant le métier de kadhi, de médecin, s’y mariant, trouvant partout un bon accueil et la possibilité de s’occuper. » De nos jours encore, les choses n’ont guère changé ; « partout où la vie juive est restée fortement organisée, les voyages se font de ghetto en ghetto, avec des lettres de recommandation. Ce qui se passe à Trieste, à Constantinople, à Smyrne, est sous ce rapport le tableau exact de ce qui se passait, du temps de saint Paul, à Ephèse, à Thessalonique, à Borne. » Dès lors on se rend compte aisément, en voyant ce qui existe, de la manière dont a dû se faire la prédication de l’évangile. L’apôtre, qui arrivait dans une ville qu’il n’avait jamais vue, ne s’y trouvait pas tout à fait dépaysé. Il était sûr de rencontrer, dans ce pays nouveau pour lui, des compatriotes, des amis, des gens disposés à l’écouter et préparés à le comprendre. Il se rendait tout droit au quartier juif. « Un signe distinguait ces quartiers : c’était l’absence d’ornemens de sculpture vivante, ce qui forçait de recourir pour la décoration à des moyens gauches, emphatiques et faux. Mais ce qui mieux que toute autre chose désignait le quartier juif au nouveau débarqué de Séleucie et de Césarée, c’était le signe de race, ces jeunes filles vêtues de couleurs éclatantes, de blanc, de rouge, de vert, sans teintes moyennes ; ces matrones à la figure paisible, aux joues roses, au léger embonpoint, aux bons yeux maternels. Arrivé et bien vite accueilli, l’apôtre attendait le samedi. Il se rendait alors à la synagogue. C’était un usage, quand un étranger qui semblait instruit ou zélé se présentait, de l’inviter à dire au peuple quelques mots d’édification. L’apôtre profitait de cet usage et exposait la thèse chrétienne. » Comment M. Renan a-t-il pu si bien nous dépeindre ce tableau, et avec des couleurs si nettes ? La réponse est facile : il l’a vu de ses yeux ; les choses se passent aujourd’hui de la même manière. Le nouveau venu qui se présente le samedi à la synagogue est remarqué, entouré, questionné. On lui demande d’où il est, qui est son père, quelle nouvelle il apporte, et l’on écoute avec plaisir ce qu’il veut bien dire. Voilà de quelle manière M. Renan est arrivé à ranimer cette vieille histoire ; c’est en expliquant ainsi le passé par le présent que son imagination parvient à si bien comprendre et nous fait si merveilleusement sentir le charme de la prédication apostolique, « cette seconde poésie du christianisme. »

Je ne saurais trop insister sur cette qualité ; c’est la principale de l’ouvrage de M. Renan, celle qui le fera vivre. Sans nous apporter de faits nouveaux, il a renouvelé ceux qu’on nous avait tant de fois racontés. L’étude qu’il a faite de l’histoire religieuse ou politique des divers peuples, son immense lecture, la connaissance qu’il a prise des hommes et des lieux dans ses voyages, lui suggèrent