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stage[1]. L’année précédente, à Paris, il avait prêté serment d’avocat devant le premier président Séguier[2].

Au moment où il entrait pour la première fois au palais de justice de Bordeaux, il se disait enfin qu’il avait toutes les licences et que son succès ne dépendait plus que de son talent. Mais aurait-il des causes ? Quel débutant ne connaît cette anxiété ? et combien devait-elle être plus poignante quand elle suivait un premier établissement dans une ville où tout était nouveau ? Après une série de visites aux membres du conseil de l’ordre, il avait entendu plaider M. de Saget, et, tout en le jugeant inférieur à Hennequin, avait été frappé de son talent. « Seul, écrit-il, il conserve un peu de l’antique gloire du barreau de Bordeaux. » Un instant, il pensa entrer auprès de lui comme secrétaire ; mais il ne tarda pas à abandonner ce projet. Il voulait ne devoir son succès qu’à lui-même et répugnait au rôle de protégé. Il tenait à honneur de conserver son caractère. « Un an, disait-il, deux ans perdus pour la gloire et pour la fortune peuvent se regagner. Une bassesse ne s’efface jamais. »

Sa première cause fut plaidée devant le conseil de guerre. Deux soldats avaient battu un maréchal des logis à la suite de quelque brutalité. Tous les stagiaires avaient refusé de plaider. Le bâtonnier chargea le nouveau-venu de la défense. Il fit acquitter les deux prévenus. Le lendemain, trente soldats du régiment vinrent en députation le remercier au nom de leurs camarades ; telle fut à la caserne la popularité de l’avocat, que quelques jours plus tard il était appelé par cinq accusés à les défendre devant le conseil de guerre. On avait annoncé qu’il n’y aurait pas d’honoraires. Le défenseur en reçut pourtant, et il en gardait le souvenir à un demi-siècle de distance, quand il racontait qu’un jeune soldat avait été si content de lui qu’il l’avait forcé à accepter l’objet auquel il attachait le plus de prix : la mèche de cheveux de sa fiancée. Il suivait assidûment les audiences, il voulait apprendre comment plaidaient les avocats de Bordeaux, mais son oisiveté lui pesait ; le feu couvait dans son cœur et il lui fallait des efforts pour l’empêcher d’éclater. Un jour, aux assises, il écoutait le réquisitoire de l’avocat-général ; il avait suivi les débats et sentait la faiblesse de l’accusation. L’accusé n’avait pas de défenseur. Quoique sans robe, il se lève et obtient du président la permission de parler. Rarement improvisation avait été plus soudaine. Est-ce à cette hardiesse généreuse que fut due sa première cause civile ? Après deux mois d’attente, elle lui parvint enfin. Il était temps : ses ressources s’épuisaient. Lui

  1. Il fut admis au stage le 13 novembre 1820.
  2. Le 11 novembre 1819.