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plus nombreux, on ne parla plus qu’elle et l’araméen fut abandonné pour le grec. M. Renan fait remarquer l’importance de ce changement. Si l’église était restée attachée à ce patois provincial qu’on écrivait à peine et qui ne se parlait que dans la Syrie, elle n’en serait pas sortie. Le grec au contraire était alors la langue universelle[1] ; on l’entendait, on le parlait partout. Dans l’Orient, il avait à peu près remplacé tous les anciens idiomes. A Rome même, dans les quartiers populaires, il était au moins aussi répandu que le latin. Le commerce l’avait porté dans les grandes villes de l’Afrique et de la Gaule. Les apôtres de l’évangile, du moment qu’ils parlaient grec, pouvaient être entendus dans le monde entier.

C’est donc désormais dans les pays grecs que le christianisme va se répandre. Le bonheur veut que ces pays soient aujourd’hui bien mieux connus qu’autrefois. Un grand nombre de savans et de curieux les ont parcourus depuis que les voyages y sont devenus plus faciles. Ils ont exploré les ruines des grandes cités, décrit avec soin les monumens qui en restent encore, en sorte qu’avec ces débris on peut se faire quelque idée de ce qu’elles étaient au Ier siècle. L’épigraphie surtout nous a fourni une ample collection de documens nouveaux, et là, comme ailleurs, elle nous rend le service de nous faire entrer dans l’existence obscure des classes inférieures de la société. Ce petit monde est celui où le christianisme a germé, on ne saurait trop l’étudier. Les inscriptions nous montrent que dans les villes manufacturières où l’on fabriquait les étoffes, où l’on teignait les laines, où l’on travaillait le cuir, les ouvriers étaient nombreux et puissans, qu’ils formaient des sociétés de secours mutuels, des associations secrètes ou publiques, et qu’au moyen des grèves ils avaient quelquefois arraché à leurs patrons des concessions importantes. Ce sont des sources d’informations précieuses qui nous font connaître en quel état le christianisme a trouvé cette société. M. Renan les a consultées avec soin et en a tiré un grand profit.

Il a fait mieux encore : comme il pensait que les excursions dans les livres ne nous donnent que des renseignemens incomplets, il a voulu voir de ses yeux les contrées que le christianisme a visitées les premières. Il s’est mis à la suite des apôtres, parcourant les chemins par lesquels ils avaient passé, s’arrêtant avec eux dans les villes où ils prêchaient leur doctrine. Ces voyages lui ont beaucoup appris. En Orient, les choses changent peu ; les révolutions y agitent plus la surface qu’elles ne troublent le fond. Les mœurs, les croyances, les habitudes s’y perpétuent sous les régimes

  1. C’est ce que dit formellement Cicéron dans le Discours pour Archias : « Grœca leguntur in omnibus fere gentibus ; latina suis finibus, exiguis sane, continentur. »