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vois qu’après avoir feuilleté tant de livres à Vendôme, je n’ai presque rien lu. « Il s’empresse de chercher La Bruyère ; il en trouve un exemplaire à vingt sols. Il l’annonce à son père en lui disant de ne pas se préoccuper des autres volumes parce qu’il a acheté de son argent le Petit Carême et Télémaque.

M. Dufaure avait besoin d’être rassuré ; les dépenses l’effrayaient : cette année de rhétorique qui éloignait l’époque où son fils commencerait son droit lui semblait un luxe dans une éducation qui ne comportait que le nécessaire. Il ne cessait de rappeler au collégien que l’heure approchait, si elle n’était pas déjà venue, de recueillir le fruit de ses études. « Ne sais-je pas, répondait-il, que j’ai besoin d’un état ? Tu sembles te reprocher de m’avoir fait faire ma rhétorique. Ah ! cher papa, qu’eussé-je fait sans cela ? Je me serais présenté à l’école de droit sans savoir écrire une phrase française. Je sens, je vois que cette deuxième rhétorique m’était absolument nécessaire. » Il entretient son père de ses nouveaux camarades, de leur force, des quatre-vingts élèves de la classe, du nombre des vétérans, des lauréats de province attirés à Paris par l’espérance des palmes du concours général qui leur assurent de puissantes protections : il promet de redoubler d’efforts.

Malheureusement la renommée naissante du jeune professeur devait le faire sortir d’une enceinte trop étroite pour son talent. « Je te parle de notre maître, et je ne te dis rien du malheur qui vient de nous arriver. M. Villemain quitte sa chaire de rhétorique. Je ne sais pas qui le remplacera. Cette nouvelle m’a consterné. » Jules Dufaure ne se consola pas d’avoir perdu une parole aussi éloquente. Il rendait cependant justice au savant qui allait remplacer l’orateur. « Notre nouveau professeur a eu deux années de suite le prix d’honneur. Il se nomme Victor Le Clerc. Il examine les devoirs hors de la classe mieux que ne faisait M. Villemain ; mais en chaire, il n’y a pas de comparaison. En expliquant Virgile, il nous le traduisait de suite, mieux que toutes les traductions. En corrigeant notre discours français, il nous improvisait le modèle. À chaque mot, il faisait une citation d’auteurs français ou latins. Quand il nous parlait, dans les moindres choses, il employait toujours des expressions nobles, relevées. Sa mémoire était prodigieuse. Il nous citait des pages entières. Oh ! sans doute, j’ai fait une grande perte ! »

Bientôt il remarque que, le vendredi matin, il y a moins d’élèves à la classe de rhétorique. Les externes libres ont pris le chemin du cours d’éloquence. Ils vont écouter la leçon publique de leur ancien maître. Combien l’interne de l’institution Favart voudrait s’échapper à leur suite ! Il rêve déjà à sa liberté de l’an prochain. Pour la première fois il sent ce que peut donner de jouissances intellectuelles la