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L’église, du reste, en a toujours eu le sentiment. De tout temps, les parfaits chrétiens ont vécu du souvenir de ces premières années ; c’est l’idéal regretté sur lequel les imaginations pieuses se dirigent et qu’elles essaient de faire revivre. Par malheur, les progrès même du christianisme en rendaient de plus en plus la réalisation difficile. Quand il se fut étendu à des royaumes entiers, qu’il eut conquis des grands seigneurs et des rois, il comprit qu’il ne pouvait plus leur demander ce qu’il exigeait des premiers fidèles ; il lui fallut s’accommoder au monde et en accepter les inégalités. Il y eut pourtant des âmes à qui ces complaisances pesaient et qui ne se résignaient pas à renoncer tout à fait à l’idéal des premiers jours. Puisqu’il n’était plus possible de le réaliser dans la chrétienté tout entière, elles eurent l’idée de se faire des chrétientés plus étroites auxquelles pouvaient convenir les règles anciennes. « Le royaume de Dieu, tel que Jésus l’a prêché, étant impossible dans le monde tel qu’il est, et le monde s’obstinant à ne pas changer, que faire alors, si ce n’est de fonder de petits royaumes de Dieu, sorte d’îlots dans un océan irrémédiablement pervers, où l’application de l’évangile se fasse à la lettre ? » C’est de ce besoin que naquit la vie monastique. Il n’est pas douteux qu’on n’ait goûté souvent dans les premiers cloîtres le bonheur qu’on trouvait dans les premières réunions chrétiennes. Il y eut là, dans le IIIe et le IVe siècles, comme une seconde floraison du christianisme primitif d’où sortirent de nobles exemples et de grandes œuvres. C’est au moment même où l’église se montrait si impuissante à gouverner l’empire qu’elle manifestait toute sa vertu dans ces asiles discrets où, en imitant d’anciens exemples, elle revenait à sa nature. Aussi M. Renan pense-t-il que la vie monastique est indispensable à l’église. C’est une opinion sur laquelle il est revenu plusieurs fois et qu’il exprime toujours avec une grande force. « Le couvent est la conséquence nécessaire de l’esprit chrétien ; il n’y a pas de christianisme parfait sans couvent, puisque l’idéal évangélique ne peut se réaliser que là… Le couvent est l’église parfaite, le moine est le vrai chrétien. Aussi les œuvres les plus efficaces du christianisme ne se sont-elles exécutées que par les ordres monastiques. Ces ordres, loin d’être une lèpre qui serait venue attaquer par le dehors l’œuvre de Jésus, étaient les conséquences intimes, inévitables de l’œuvre de Jésus[1]. »

  1. Je veux mentionner un rapprochement curieux que fait encore ici M. Renan du christianisme avec le bouddhisme. Après avoir montré comment les chrétiens timorés apaisent leurs scrupules en pensant qu’au moins la morale prêchée par Jésus est pratiquée dans sa perfection quelque part, il ajoute : « Le bouddhisme a résolu la question d’une autre manière. Tout le monde y est moine une partie de sa vie. Le chrétien est content s’il y a quelque part des lieux où la vraie vie chrétienne se pratique. Le bouddhiste est satisfait pourvu qu’à un moment de sa vie il ait été parfait bouddhiste. »