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la création de nouvelles dépenses, ils comprennent qu’ils se chargeraient d’une lourde responsabilité devant laquelle ils reculent. C’est l’ère des difficultés, mais des difficultés comprises et que l’on est résolu à surmonter à force de sagesse et de volonté. Un ancien ministre des finances, M. Mathieu-Bodet, a parfaitement décrit cette œuvre trop peu connue et si méritoire du relèvement des finances françaises dans ces laborieuses années[1].

A partir de 1875, on recueille les fruits de cette politique si intelligente et si virile; on entre en pleine prospérité, et au bout de peu de temps on en est ébloui. Aux déficits succèdent les excédens. Les plus-values d’impôts se suivent et deviennent étourdissantes. Il faudrait une rare puissance de sang-froid pour n’en pas perdre un peu la possession de soi-même, pour ne pas sentir, devant ces chiffres magiques, mille aspirations confuses à la prodigalité. Un procédé irrégulier et fâcheux d’évaluation budgétaire fait encore paraître ces plus-values doubles de ce qu’elles sont. On se relâche de l’économie, qui semble bien surannée ; le pouvoir ministériel perd en influence; ce n’est plus lui qui fixe les dépenses; chaque député a son projet d’emploi des fonds de l’état ; les crédits supplémentaires et extraordinaires s’accumulent par le fait de l’initiative mal coordonnées des membres du parlement. Pour l’année 1879, ils dépassent 250 millions; ils s’élèvent pour l’année 1880 au chiffre de 126 millions, qui sera certainement dépassé en fin d’exercice ; ils reprennent de plus belle en 1881 et atteignent 192 millions; l’année 1882 est à peine commencée, et déjà l’on est en présence de 127 millions de crédits supplémentaires, soit votés, soit proposés. Le budget échappe de plus en plus aux ministres : l’initiative parlementaire y introduit une foule de chapitres nouveaux pour des dizaines de millions de francs[2]. On est en pleine période d’entrainement.

Tous les budgets de la période de 1875 cependant, et c’est là l’excuse des chambres, se soldent en excédens de recettes; pour un ou deux toutefois, par exemple pour le budget de 1881, un observateur attentif et exact discernerait que cet excédent est plus apparent que réel et tient à l’attribution de recettes étrangères à l’exercice.

  1. Les Finances françaises de 1870 à 1878, par M. Mathieu-Bodet, ancien ministre des finances ; Hachette, 1871.
  2. Nous trouverons, par exemple, dans le budget de 1883, entre autres chapitres de dépenses dont le gouvernement n’a pas eu l’initiative et qui lui ont été en quelque sorte imposés : 6 millions pour les victimes du 2 décembre, 12 millions pour les subvention à la marine marchande, 15 millions pour alléger la charge que la gratuité des écoles impose aux communes. On sait que le rachat des petites lignes de chemins de fer en détresse a été imposé par le parlement au trésor qui ne s’en souciait guère.