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aboutissant à l’anarchie ou à des dictatures momentanées, et le régime parlementaire pur et simple. Il se rangea décidément à ce second parti et, dans les dernières années, il en devint le plus zélé défenseur. Il a plusieurs fois développé des considérations remarquables sur ce sujet : le vrai est que la multitude, très apte à faire prévaloir des sentimens et des tendances, à soutenir et à sanctionner, ne l’est pas à gouverner. Plus une multitude est nombreuse, moins elle est capable d’avoir une décision sur les choses de gouvernement; les lumières y sont insuffisantes, les occupations privées prennent le temps de chacun; les intérêts s’y croisent sans accord[1]. Il y aurait un très grand mal à ce que la multitude gouvernât directement; il y a un très grand bien à ce qu’elle gouverne par des intermédiaires. Qu’est-ce cela, sinon le régime parlementaire? — Or ce régime, soit monarchique, soit républicain, semble approprié à la situation présente des nations européennes. On en parle même pour la Russie. C’est ce que l’homme d’aujourd’hui a trouvé de mieux approprié aux conditions du milieu social. Ce régime donne des garanties suffisantes à l’ordre, il en donne aussi à la liberté, car il comporte une presse affranchie d’entraves, la prépondérance de l’opinion, la possibilité de tout discuter, la participation, par représentation, du grand nombre à la gestion des affaires publiques; enfin il est ouvert aux réformes que signalent l’expérience politique et le progrès général. — En 1879, dans quelques pages très curieuses, il insistait sur l’erreur considérable que Comte avait commise en professant que le régime parlementaire était un produit britannique, inhabile à être transplanté[2]. D’une revue rapide de la marche de la civilisation occidentale, il tirait la conclusion toute contraire, à savoir que ce régime, bien loin d’être en déchéance depuis cinquante ans, est en croissance régulière sur le continent. N’étant pas tout d’une pièce et comportant des gradations, il est ici plus puissant, et là plus faible, mais partout il conserve sa propriété caractéristique, qui est d’assurer la publicité, la discussion, le meilleur système des garanties à tous et à chacun. M. Littré restait républicain convaincu, comme il l’avait été depuis de longues années, mais il était devenu républicain parlementaire.

C’est ainsi que peu à peu, par des expériences répétées, par des réflexions bien conduites, par une sincérité complète à l’égard de ses propres idées et des événemens, cet esprit, progressif et méditatif, s’élargissait, s’affranchissait de la secte, s’élevait et se pacifiait. Il vivait de plus en plus en face de sa conscience dans le passé et dans le présent. Lui-même a marqué d’un trait profond et délicat

  1. Remarques, p. 171 et 252.
  2. Revue de philosophie positive, juillet-août 1879, p. 140.