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avant les menaces de 1849, prévue avant février 1848, et toujours, malgré les apparences les plus graves, l’événement lui a donné raison. Aujourd’hui encore on peut la prévoir pour tout l’avenir de notre transition, au bout de laquelle une confédération républicaine aura uni l’Occident et mis un terme aux conflits les armes à la main. La solidarité est déjà établie entre les nations, elle le sera encore mieux dans dix ans, dans quinze ans. Allemands, Anglais, Italiens, Français et Espagnols seront plus près de s’entendre, plus éloignés de se guerroyer qu’ils ne le furent en 1848... Aujourd’hui, en Europe, il y a des défaites politiques, il n’y a plus de défaites militaires. Ce sont les partis qui sont en lutte dans l’Occident, ce ne sont plus les nations. — Il faut voir comment, en 1878, M. Littré jugeait l’utopiste de 1850 : « Ces malheureuses pages, disait-il, sont en contre-sens perpétuel avec les événemens qui se sont déroulés. Elles respirent une confiance qui me fait mal, même après tant d’années. Elles feront mal aussi au lecteur, qui plaindra un tel aveuglement ou haussera les épaules, selon les sentimens dont il sera animé... A peine avais-je prononcé, dans mon puéril enthousiasme, qu’en Europe il n’y aurait plus de défaites militaires, désormais remplacées par des défaites politiques, que vinrent la défaite militaire de la Russie en Crimée, celle de l’Autriche en Italie, celle de l’Autriche encore en Allemagne, celle de la France à Sedan et à Metz et tout récemment celle de la Turquie dans les Balkans. Est-ce la fin? Qui le sait?.. Avec une outrecuidance qui maintenant me paraît risible, j’oppose ce que je nomme politique réelle, celle qui prévoit la paix perpétuelle, malgré les apparences, à la politique que je nomme vulgaire et qui consulte les apparences pour conjecturer la paix ou la guerre. La politique réelle a été démentie sans réserve ; la politique vulgaire a eu de nouveau et pleinement raison[1]. »

Il ajoutait fièrement : «J’ai tenu à remettre moi-même ces pages au jour pour compléter ma confession politique et philosophique. Je me suis trompé; qui ne se trompe? Aussi là n’est pas ce qui me trouble. Ce qui me trouble, c’est la certitude avec laquelle j’écartais les faits menaçans, et surtout ma témérité à donner pour gage de confiance en la sociologie des prévisions qui devaient être si tôt démenties. » Il explique ses prodigieuses erreurs par deux raisons ; l’une est une raison de personne : c’était l’absolue confiance qu’il avait eue dans le jugement d’Auguste Comte: « Je ne jurais alors que par la parole du maître; et pour la trouver vraie, je faisais violence aux faits positifs, j’écartais les signes manifestes. » C’est à cette influence prédominante qu’il rapporte les chimères

  1. Conservation, Révolution. Positivisme, 2e édition, p. 480 et 483.