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il en résulte qu’on s’ignore beaucoup. Cela crée une espèce d’entre-soi où l’on se dit à soi-même maintes choses dont l’unique avantage est de se faire plaisir. Ces choses n’ont ni vérité, ni vraisemblance, ni portée; elles travestissent les adversaires, mais on aime à voir des adversaires ainsi travestis, et cela suffit au gros des partis... Comme de parti à parti on ne se lit pas et surtout on ne se croit pas, les journaux adversaires n’ont aucune influence pour décréditer un homme dans le milieu qui le soutient[1]. »

M. Littré avait toutes les curiosités et presque toutes les ambitions de l’esprit, sous forme d’expériences à faire. Il fut poète même, non assurément pour avoir tenté de traduire l’Enfer de Dante en vers du XIVe siècle, ce qui est un tour de force d’érudition plutôt que d’inspiration, mais pour avoir plusieurs fois essayé de donner à sa pensée le rythme et la forme du vers moderne, un peu dans la manière affaiblie de Lamartine. Quelques essais en ce genre nous ont été donnés à la fin du volume Littérature et Histoire. Ils expriment la surabondance des sentimens qui débordaient chez lui en présence de quelque grand sujet; ils répondaient à un surplus d’émotion. La Lumière, les Étoiles, la Vieillesse, la Terre, voilà quelle est la matière de ces chants. Il y a quelques strophes hardies, bien lancées, quelques beaux vers, mais le coup d’aile ne se soutient guère ; le tour est difficile et embarrassé : ce n’a été d’ailleurs pour lui qu’une tentation passagère ; il n’attachait pas à ses vers plus d’importance qu’il ne convient à un galant homme qui s’est amusé à rimer de temps en temps quelque grande pensée, comme celle-ci :

O terre, mon pays, inonde parmi les mondes,
Tandis que je te suis dans les plaines profondes,
Il me prend un plaisir austère et pénétrant
A joindre mes destins aux tiens, dans la carrière
D’où tu viens en arrière,
Où tu vas en avant.


Mais pour rencontrer cinq à six vers qui se suivent harmonieusement, il faut chercher, et le choix est limité.

Parmi ses œuvres en prose, une des plus soignées et qui donnerait la meilleure idée de l’écrivain, c’est le Discours prononcé pour sa réception à l’Académie française en 1873. L’éloge de M. Villemain, qu’il remplace, est délicatement touché; moins sévère que beaucoup de ses confrères en philologie, il admire franchement l’éloquent professeur, il dessine avec finesse son rôle dans les lettres, particulièrement dans l’histoire littéraire et la critique

  1. Conservation, Révolution, Positivisme, Remarques, 2e édition, p. 56.