Page:Revue des Deux Mondes - 1882 - tome 50.djvu/535

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

craindre d’y chercher des autorités. M. Littré s’appropria l’idée de Voltaire et le conseil de Génin en composant un plan original qui fût bien à lui. Il était le premier qui entreprenait de soumettre de tout point le dictionnaire à l’histoire. — Cependant, il hésita encore avant d’acquiescer à la proposition définitive de M. Hachette; il demanda vingt-quatre heures de réflexion. « Ces vingt-quatre heures furent un temps d’angoisses; je passai la nuit sans fermer l’œil, soupesant en idée le fardeau dont il s’agissait définitivement de me charger. Jamais la sévère réalité du vers d’Horace ne se présenta plus vivement à mon esprit (quid ferre récusent, quid caleant humeri). La longueur de l’entreprise, qui, je le prévoyais, me mènerait jusqu’à la vieillesse, et la nécessité de la combiner durant beaucoup d’années avec les travaux qui me faisaient vivre, se jetaient en travers de ma résolution. Enfin, vers le matin, le courage prit le dessus. J’eus honte de reculer après m’être avancé. La séduction du plan que j’avais conçu fut la plus forte, et je signai le traité. » Ne dirait-on pas, en lisant le récit dramatique de cette nuit de savant, Alexandre ou Condé, la veille de leurs grandes batailles? Et, en effet, c’était une bataille qu’il s’agissait de livrer et de gagner pour « ce grand serviteur de la langue française. »

Nous ne pouvons entrer dans les innombrables détails de l’opération que M. Littré nous expose avec une infatigable complaisance. Bornons-nous à quelques indications. Il fallait tout d’abord rassembler force exemples pris dans nos classiques et dans les textes d’ancienne langue. Pour cela, il était nécessaire de constituer un atelier. On mit à sa disposition des personnes instruites qui furent pour lui les auteurs et inscrivirent les phrases relevées sur de petits papiers portant en tête le mot de l’exemple. M. Littré lisait de son côté et dépouillait certains livres. Ses instructions à ses collaborateurs étaient fort générales : recueillir autant que faire se pourrait des exemples de tous les mots, n’omettre ni les archaïsmes, ni les néologismes, ni les contraventions à la grammaire, avoir l’œil sur les acceptions détournées ou singulières et donner la préférence aux exemples intéressans ou par leur élégance, ou par l’anecdote, ou par l’histoire. Le programme une fois fixé, l’atelier fonctionna avec une régulière et féconde activité. Toutes les contributions de chaque auxiliaire venaient se concentrer entre les mains du chef principal et s’organiser en un recueil d’observations positives et d’expériences arrangées pour éclairer l’usage et la grammaire[1]. La disposition commune à tous les articles est celle-ci : le mot, la prononciation, la conjugaison du verbe, si le verbe a quelque irrégularité,

  1. Préface du Dictionnaire, p. 6 et 36.