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vie mêlée, pendant près de quinze ans, à cette œuvre au point d’en être inséparable. On y trouve, dans un mélange singulier, des explications très savantes sur les recherches préparatoires, sur la logique et l’architecture de ce monument, et des confidences sur la res angusta domi, sur les avances que l’auteur reçoit de son éditeur, la manière dont il s’acquitte, puis les bénéfices inespérés qu’il réalise et sa surprise en voyant le grand succès de l’ouvrage. Nous analyserons quelques pages de cette Causerie qui ajoute plus d’un trait à la physionomie de M. Littré. À la distance de près de quarante années, il s’étonne d’avoir osé concevoir une pareille entreprise.

Mais quoi ! rien ne remplit
Les vastes appétits d’un faiseur de conquêtes.


« Entendons-nous, dit-il, sur mes vastes appétits. Je suis de ces esprits inquiets ou charmés qui voudraient parcourir les champs divers du savoir et obtenir, suivant la belle expression de Molière, des clartés de tout ; mais, à la fois avare et avide, je n’aimais à rien lâcher. C’est ainsi que je continuai mon Hippocrate, tout en entreprenant mon Dictionnaire. Que n’ai-je pas roulé dans mon esprit ? Si ma vieillesse avait été forte et que la maladie ne l’eût pas accablée, j’aurais mis la main, avec quelques collaborateurs, à une Histoire universelle dont j’avais tout le plan[1]. » — C’est en 1841 qu’il avait conçu la première idée de son Dictionnaire ; un traité fut dès ce moment conclu avec son libraire. Mais d’autres travaux devaient être achevés et plusieurs années s’écoulèrent sans qu’il pût « introduire cette nouvelle besogna dans le cadre de sa journée. » Ce temps ne fut pas cependant perdu pour l’œuvre future. « On sait que parfois, pendant le sommeil, des idées qui nous ont occupés la veille s’élaborent inconsciemment ; de même, pendant ce trop long sommeil de mon projet, mes idées s’étaient modifiées. » D’un commun accord, il fut convenu avec M. Hachette qu’il ne s’agirait plus, comme dans le plan primitif, d’un Dictionnaire étymologique de la langue française, on ajouta le mot historique. C’était là, en effet, le point dominant qui préoccupait M. Littré depuis qu’il considérait son projet sous toutes ses faces, l’avoue de bonne grâce que l’idée n’était pas de lui. Voltaire en avait proposé une ébauche en conseillant de citer, au lieu d’exemples arbitraires, des phrases tirées des meilleurs écrivains. Génin, amoureux de la vieille langue, recommanda de remonter délibérément jusqu’à elle et de ne pas

  1. C’est le sujet d’une leçon faite à l’École polytechnique à Bordeaux pendant la guerre, le 1er février 1871.