Page:Revue des Deux Mondes - 1882 - tome 50.djvu/533

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

inaperçu de son esprit et grâce à une volonté de fer, un archéologue de la langue, un témoin irrécusable de ses transformations, un philologue de premier ordre, un maître et un juge. C’est de cet ensemble de qualités innées ou acquises, tardivement révélées, que sortit cette grande œuvre, ce monument, le Dictionnaire de la langue française, qui aurait suffi à illustrer un nom et qui n’est qu’un épisode dans cette vaste carrière, mais un épisode décisif et triomphal. M. Littré s’y prépara longtemps par ses études sur les origines et les évolutions organiques de la langue française. Successeur naturel des Raynouard et des Diez, persuadé comme eux que les langues du moyen âge ne s’étaient pas formées au hasard dans la décomposition du latin et qu’une logique secrète gouverne ces transformations qui ne sont des hasards que pour notre ignorance, il s’applique à compléter leurs découvertes ou plutôt à les prolonger dans la même direction : il cherche, par les plus fines analogies, les règles grammaticales qui président à ces évolutions ; il s’occupe activement le la prosodie dans les vieux poèmes français, essayant de surprendre par elle la prononciation et les lois de l’accent et de remonter par l’accent à l’étymologie ; il arrive ainsi à déterminer le mode de construction de ces idiomes intermédiaires, qu’il connaît et qu’il admire assez pour trouver dans leur confusion débrouillée des caractères de vigueur native et même, à certains égards, de supériorité sur les langues modernes élaborées par eux et sorties, à un jour donné, toutes formées de ce laborieux berceau. C’est en 1846, après de longues hésitations, qu’il se crut assez assuré de ses progrès dans ces études nouvelles pour accepter la tâche à laquelle le conviait, depuis cinq années, un homme qui mérite d’occuper une place à part dans l’histoire des lettres françaises au XIXe siècle. C’était son ancien condisciple, M. Hachette, un de ces grands libraires qui ont le don de deviner les talens et qui deviennent, par leur intelligente sympathie, des éditeurs, non-seulement de livres, mais d’hommes. Sans ses encouragemens et sa sollicitude toujours en éveil, sans un peu de contrainte qu’il sut exercer sur une modestie parfois découragée, il est plus que probable que le Dictionnaire n’aurait pas existé.

Si l’on veut se faire une idée de l’immensité de l’œuvre et de la puissance de travail qu’elle représente, il faut lire une causerie écrite un an à peine avant sa mort par M. Littré, sous ce titre : « Comment j’ai fait mon Dictionnaire de la langue française[1], » et qui éclaire d’un jour tout nouveau ses procédés et la méthode qui a présidé à son œuvre, en même temps que les détails les plus intimes de sa

  1. Causerie datée du 1er  mars 1880 et publiée dans les Études et Glanures.