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théâtre : Louison et Bettine, c’est tout. Ni l’une ni l’autre n’a obtenu de succès, et, en vérité, c’est justice : Bettine peut compter parmi les ouvrages les moins scéniques de l’auteur ; quant à Louison, — la seule pièce en vers de ce très grand poète, — c’est une comédie Louis XV selon les règles du genre, telle qu’en peut tourner, pendant les vacances judiciaires, un substitut lettré. Ajoutez à ce léger bagage : On ne saurait penser à tout, un proverbe médiocre, composé par Musset pour une matinée mondaine, pour son public « des petits nez roses, » et qui n’a pas réussi au théâtre ; vous aurez la somme des ouvrages de Musset écrits avec cette pensée qu’ils seraient représentés. Il est vrai qu’à différentes époques il entreprit trois tragédies : une Servante du roi, une Alceste, et même un Songe d’Auguste, et nullement pour son seul plaisir ; mais aussi, comme on sait, n’en acheva-t-il aucune : son démon ne l’y poussait pas. J’ai omis à dessein la première pièce qu’il fit représenter, la première qu’il eût écrite (du moins de celles que nous connaissons) : la Nuit vénitienne, faite sur commande par l’auteur des Contes d’Espagne et d’Italie pour un directeur aventureux, en 1830. Ce petit ouvrage, assez obscur et incohérent, fut cruellement sifflé. Selon moi, ce fut un bonheur. C’est justement cette mésaventure qui dégoûta pour longtemps le jeune poète de la scène et le préserva des préoccupations de métier. Cinq ans après, comme son frère lui conseillait de penser à la représentation en achevant le Chandelier, dont le premier acte seulement était à peine écrit, il répondait avec négligence que son siège était fait : « Si quelque théâtre veut s’en accommoder, disait-il, on trouvera le Chandelier dans la Revue. » Sagement dit : ici la paresse de l’auteur s’accordait heureusement avec sa rancune et sa fierté. Treize années plus tard, en 1848, on trouva le Chandelier dans la Revue et le public s’en accommoda fort bien. Supposez que le poète eût suivi le timide conseil de son frère. Qu’en fût-il advenu ? Rien de meilleur, assurément, et peut-être rien de bon. En 1847, quand le Caprice, imprimé en 1837 dans la Revue, rapporté par Mme Allan d’un théâtre de Saint-Pétersbourg et accueilli à la Comédie-Française par M. François Buloz comme par son parrain désigné, eut révélé aux Parisiens le talent, et disons pour beaucoup le nom de l’auteur, il se trouva un critique, — il est vrai que c’était un poète, — pour déclarer qu’Alfred de Musset « en croyant écrire des pièces impossibles » avait formé un répertoire qui serait l’honneur et la fortune du Théâtre-Français : « André del Sarto, disait-il, Lorenzaccio, les Caprices de Marianne, Fantasio, On ne badine pas avec l’amour, la Nuit vénitienne, la Quenouille de Barberine, le Chandelier., Il ne faut jurer de rien, vont faire tour à tour leur apparition à la rue Richelieu : il y a là de quoi rajeunir le théâtre pour dix ans… » Et il ajoutait : « Mais, pour Dieu ! qu’on n’aille pas arranger ces pièces ; que le poète se garde bien d’y porter la main après coup ! »