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qu’il regrettait, en lui épargnant le contact de celui qu’il ne pouvait souffrir.

Belle-Isle, s’il n’avait pas suggéré lui-même, accepta de bonne grâce la décision. — « A aucun prix, dit-il, je n’aurais voulu du commandement de l’armée de Bavière : c’étaient des troupes que je ne connaissais pas, formées par des officiers-généraux baroques, et ainsi je me serais trouvé en mauvaise compagnie d’une part, et avec tous visages nouveaux de l’autre ; et M. de Broglie serait resté avec toute ma véritable et première armée. » Mais, pour attester que c’était lui qui l’emportait, il demanda et il obtint la faveur de l’érection de sa terre de Vernon en duché héréditaire.

Le soir où cette grâce royale fut déclarée, la nouvelle fit rumeur au coucher du cardinal, qui ne paraissait pas pressé d’en parler. Après quelques instans de silence, il finit par dire : « Mme de Mailly aura été bien aise. » Le lendemain, rencontrant le jeune duc de Chartres qui témoignait quelque surprise : « Que voulez-vous ? dit-il, il fallait bien le renvoyer, il n’y a que lui qui sache mettre le grappin. » Mais en même temps il écrivait au maréchal de Broglie une lettre que Belle-Isle (usant de son expression habituelle) qualifie encore d’onctueuse à l’excès. Pour lui expliquer pourquoi il l’éloignait du roi de Prusse, il lui faisait de ce prince un portrait si peu flatteur que Broglie put s’écrier en lui répondant : « C’est lui-même ; Rigault ne l’aurait pas mieux peint ! »

Quelques jours après, arrivait à Versailles la nouvelle de la prise d’Egra, place forte de Bohême, lestement emportée d’assaut par Maurice de Saxe ; ce succès était important, parce que l’armée française retrouvait de ce côté une communication plus libre avec le Rhin. De plus, c’était une des opérations commandées par le maréchal de Broglie, que Frédéric et Belle-Isle avaient le plus vivement critiquée. Le comte de Broglie, qui avait pris part à ce beau fait d’armes, était expédié par son père pour porter les drapeaux pris sur l’ennemi. Fleury témoigna la joie la plus vive et, faisant entrer tout de suite le jeune officier, il le présenta au roi, qui lui dit en l’embrassant : « Je vous fais brigadier. »

Si le désir de plaire était tout le secret de l’art de gouverner, rien n’aurait manqué à Fleury pour être un grand ministre[1].


Duc DE BROGLIE.

  1. Mémoires inédits de Belle-Isle, — Mémoires du duc de Luynes, t. iv, p. 104, 112, 121. — Journal de d’Argenson, t. IV.