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nous en recevons ; mais l’amour, la douleur et la joie sont des sentimens qu’un art doit pouvoir exprimer, et s’il convient de ne point pousser trop avant la curiosité et d’éviter de rechercher dans un texte ce que l’auteur n’y a pas mis, encore faut-il se garder d’omettre volontairement ce qu’il y a mis. Vous me dites que Beethoven est un grand musicien qui fait d’admirable musique et rien de plus, et qu’en écrivant la symphonie en ut mineur il a tout simplement réalisé à sa manière ce que les peintres appellent « un morceau de peinture. » Soit, je me range à votre proposition et, revenant sur mon impression de tout à l’heure décidément exagérée et fantaisiste, je m’évertue à définir, selon les termes du métier, le « morceau de musique » : Andante con moto à 3/8, thème chantant exécuté par le violon, le violoncelle, basses en pizzicati sur les dernières mesures ; reprise du thème par les instrumens à cordes, nouvelle phrase, etc, etc. Eh bien là, franchement, croit-on qu’une appréciation de ce style serait du goût de Beethoven ? Je réponds non, et cent fois non. Autant vaudrait en présence de l’Apollon du Belvédère négliger l’Olympien superbe et furieux, le dieu d’Homère, pour se livrer à des observations anatomiques et constater qu’une de ses jambes est plus longue que l’autre. D’ailleurs, qui nous assure en ce chapitre que Beethoven ne redoutait pas d’être mécompris et que cette épigraphe marginale du fameux andante : « Le destin frappe à la porte » n’était pas une précaution contre les jugemens du vulgaire en même temps qu’un appel aux dialecticiens de l’avenir ? Beethoven se propose un problème philosophique et le résout musicalement ; Schubert, selon son art et son génie, traduit Diderot et fait tenir tout le roman dans quelques pages. Il met en scène, crée des variantes, colore, passionne, agrandit le sujet à ce point que cette réduction est une œuvre immense, quelque chose comme un oratorio sans orchestre, je dis bien, un oratorio pour voix de femme seule avec accompagnement de piano.

L’original en tout cela, c’est l’absolue indifférence de Schubert à l’endroit de son librettiste : lui d’ordinaire si scrupuleux observateur du sens des paroles, il semble que son parti-pris soit de les ignorer. N’ayant plus, comme dans le Roi des aulnes, la Marguerite au rouet ou la Belle Meunière, à traduire des vers de poète, il s’échappe du côté de son idéal. Qu’importent à Schubert la foudre et les éclairs qui sillonnent ce texte mal rimé ! son orage à lui n’est point un orage quelconque : la pluie, les vents et les nuages n’y ont que faire ; il se passe tout entier dans l’âme de sa religieuse, non pas au naturel, mais au figuré, orage tout psychologique où les élémens ne sont point mêlés. Schubert, je le répète, a, comme Diderot, les deux qualités, maîtresses du conteur : L’invention et la