Page:Revue des Deux Mondes - 1882 - tome 50.djvu/444

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

nature ; même du sujet que la teinte sombre prédomine : « L’homme, écrit Diderot empruntant la plume de la sœur Suzanne, l’homme est né pour la société, séparez-le, isolez-le, ses idées se désuniront, son caractère se tournera, mille affections ridicules s’élèveront dans son cœur ; des pensées extravagantes germeront dans son esprit, comme les ronces dans une terre sauvage. Placez un homme dans une forêt, il y deviendra féroce ; dans un cloître où l’idée de nécessité se joint à celle de servitude, c’est pis encore. On sort d’une forêt, on ne sort pas d’un cloître ; on est libre dans la forêt, on est esclave dans le cloître. Il faut peut-être plus de force d’âme encore pour résister à la solitude qu’à la misère ; la misère avilit, la retraite déprave. » Quoi de plus effrayant que cette supérieure tombant aux pieds du confesseur et s’écriant : « Je suis damnée ! » La scène est superbe et par le solennel, touche au plus haut tragique. « Au milieu de ces entretiens où chacune cherchait à se faire valoir et à fixer la préférence de l’homme saint, on entendit arriver quelqu’un à pas lents, s’arrêter par intervalles et pousser des soupirs ; on écouta, l’on dit à voix basse : « C’est elle, c’est notre supérieure ; » ensuite l’on se tut et l’on s’assit en rond. Ce l’était en effet. Elle entra ; son voile lui tombait jusqu’à la ceinture ; ses bras croisés sur sa poitrine et sa tête penchée. Je fus la première qu’elle aperçut ; à l’instant, elle dégagea de dessous son voile une de ses mains dont elle se couvrit les yeux, et se détournant un peu de côté, de l’autre main elle nous fit signe à toutes de sortir ; nous sortîmes en silence et elle demeura seule avec dom Morel… Le premier mot que j’entendis après un assez long silence, me fit frémir, ce fut : « Mon père, je suis damnée ! » Mais que tout cela est donc musical, et quel parti le musicien va tirer à son tour de ce texte ! « Gluck ne puis, Schubert suis. » Aucun détail ne lui échappera et c’est dans la contexture même du drame vocal et de l’accompagnement que vous saisirez au passage chaque intention du romancier : « Mon âme s’allume facilement, s’exalte, se touche… Mais qu’est-ce que cela signifie quand la vocation n’y est pas ? » Ce sentiment, manifesté dès le début, vous, poursuit tout le temps comme un mauvais rêve. Il y a plus : vous assistez aux principales scènes, des lambeaux de dialogue vous reviennent à l’esprit et, lorsque les deux artistes cessent d’être d’accord, que chez eux, le point de vue change, vous vous déclares pour Diderot ou pour Schubert, selon la circonstance.

« Le vrai sacrilège, madame, c’est moi qui le commets tous les jours, en profanant, par le mépris les habits sacrés que je porte : ôter-les-moi, j’en suis indigne. Faites chercher dans le village les haillons de la paysanne la plus pauvre, et que la clôture me soit entr’ouverte.

« — Et où irez-vous pour être mieux ?