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lui doit tant ; par lui, bien autrement que par Rousseau qui n’a son entrain familier, ni sa belle humeur, ni sa tolérance, ni ses mirages, par Diderot fut enjôlée au style toute une génération de romanciers, d’esthéticiens, d’hommes de théâtre et de feuilletonistes. Est-ce donc là n’avoir eu qu’une influence relative et les simples discoureurs et philosophes de salon agissent-ils de la sorte à distance ? J’ai nommé George Sand, j’en pourrais également citer d’autres. Rappelez-vous la Visite de noces, cet exquis, petit acte caché au fond du romande Madame de la Pommeraye, comme il était blotti sous ces deux vers de La Fontaine, que bien des gens ignorent et Dumas fils peut-être tout le premier :

Ménélas découvrit des charmes dans Hélène,

!! Qu’avant qu’être à Pâris la belle n’avait pas.

Que, socialement parlant, l’action de Diderot représente assez peu de chose, je n’en disconviens pas ; le philosophe à peine compte, mais en revanche l’homme de lettres est un titan, disons aussi le virtuose, puisque nous sommes sur un chapitre de variations et de fantaisies. Parcourons le roman.

La forme du récit offre tout d’abord à l’auteur ses coudées franches ; avantage que Diderot ne perd jamais de vue. Il s’agit d’un manuscrit contenant l’histoire de sœur Suzanne et que la religieuse échappée du cloître communique à son protecteur, le marquis de Croismare. Un intérieur de famille bourgeoise ruinée, le couvent de Sainte-Marie, l’abbaye de Longchamps et le cloître de Sainte-Eutrope à Arpajon, tels sont les tableaux qui nous passent sous les yeux : petit monde, mais étudié dans ses recoins les plus secrets, le tableau de genre et le tableau d’église, le parloir avec ses commérages et ses intrigues, la cellule aux hallucinations nocturnes, près de la chapelle à l’autel flamboyant de cierges et chargé de fleurs, la prise de voile, et Longchamps avec ses cantiques si recherchés des belles dames coureuses de rendez-vous galans, la Tentation de saint Antoine et Vert-Vert, Breughel et Watteau ; bref, le pathétique, le ridicule, le joli, le charmant et l’odieux de cet incomparable « tout Paris » du rococo. Le cloître en contact incessant avec le siècle, en répercutant les échos, suant l’ambre et le musc par ses murailles saturées d’encens, et nonobstant toujours le cloître. La cruauté s’y mêle aux convoitises ; toutes ces mignonnes créatures se haïssent et n’ont entre elles de commun que leur impatience de l’horrible tyrannie qui les opprime. Comment s’affranchir de ce joug ? d’où leur viendra la délivrance ? L’une va s’enivrant de mysticisme ; l’autre, silencieuse, pensive à l’écart, se déprave.

La passion ne joue aucun rôle dans le roman de Diderot ; sa