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la caractériser ? C’est ici que le mot d’Alfred de Musset me revient et que j’appelle Diderot à mon aide.


III

La conception de Schubert se rapporte, en effet, au roman de Diderot comme son Roi des aulnes, sa Marguerite au rouet, le cycle des chants du voyageur se rapportent aux poèmes de Goethe et de Wilhelm Müller, qui les ont inspirés. Constatons néanmoins une différence : le musicien, cette fois, quitte le mot à mot, il cesse de traduire, il paraphrase et généralise. La religieuse de Diderot est une religieuse, celle de Schubert est la religieuse. La plupart des romans de Diderot sont des anecdotes de la via du monde qu’il tourne en plaidoyers de morale et de philosophie courantes, souvent même sans prendre la peine de déguiser les noms. Il se peut que la donnée de la Religieuse soit un fait, il se peut aussi qu’il n’y ait là qu’une fiction servant de texte et de prétexte à la thèse d’un écrivain ; dans l’un et l’autre cas, la chose est à considérer. Que le lecteur me permette donc de rapprocher pour un moment l’œuvre de l’écrivain de l’œuvre du musicien, je le demande non pas simplement parce que ces sortes de curiosités m’ont toujours, on le sait, beaucoup séduit, mais parce qu’il s’agit de prouver que, dans cette lutte du musicien et du philosophe, celui des deux qui a pénétré le plus à fond la vérité philosophique du sujet, c’est le musicien.

On a beaucoup raisonné, beaucoup parlé de Diderot dans ces derniers temps ; sa vitalité ressemble presque à celle de Voltaire, n’a-t-il pas, lui aussi, des ennemis ? Aimons-le donc, non pour ses principes philosophiques démodés et sa larmoyante dramaturgie sociale, non pour telle ou telle de ses œuvres, mais pour l’ensemble de son œuvre, pour ses dialogues, ses paradoxes, ses vues, ses clartés, ses fulgurations sur toutes choses, son essor constant vers les idées (même quand ce n’était que des fragmens d’idées) son instinct, sa pénétration du beau dans l’art et ces flamboyans jets de lumière et de fumée que les volcans ont seuls. Diderot n’a jamais rien produit de durable, rien apporté à la science ; il n’a fait ni l’Esprit des lois, ni l’Essai sur les mœurs ; on lui reproche de n’être ni Montesquieu ni Voltaire ; lecture de lettres ! s’écrient les puristes, soit ! Enfermons-le dans les bibliothèques ; mieux vaut, je le sais, vivre au fond des cœurs ; mais les bibliothèques ! n’y loge pas qui veut ; et c’est encore un pis-aller fort acceptable que d’attendre là comme Diderot que les esprits amoureux de la verve, de l’inspiration et de la couleur dans le style, les lettrés et les mandarins viennent vous y chercher. « Diderot est Diderot, écrivait Goethe à Zelter, et son influence n’est pas près de s’éteindre. » Pensons à George Sand qui