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Quel soin il prend en défendant l’un des maréchaux de ne jamais rejeter directement sur l’autre le tort des fautes commises et de n’en accuser que la longue absence de Belle-Isle et les exigences incompatibles de la double tâche qu’il avait assumée !

« Son Éminence, dit-il, ordonne à mon frère de se mettre à la tête de l’armée de Bohême : il part avec obéissance, mais il n’est pas assez aveugle pour ne pas connaître tout le danger. Il part cependant, malgré la rigueur de la saison, sans équipages et sans commodités ; il entre à Prague par des chemins affreux et trouve une armée dispersée, sans vivres, des quartiers éloignés sans pouvoir les secourir… M. de Polastron est en marche d’un côté, M. de Ségur d’un autre ; en un mot, une armée dispersée sans rime ni raison. À qui en est la faute ? Dieu le sait ! mais je l’ignore. Il n’y a que deux choses que je sais parfaitement, l’une qu’on ne saurait s’en prendre à mon frère, qui était à Strasbourg, ni à M. de Belle-Isle, qui n’avait pas la faculté de se reproduire en des lieux si différens. J’ose avancer, en philosophe de campagne, que je n’ai jamais lu dans l’histoire qu’il fût possible de faire commander de Francfort une armée à Prague… à moins que M. de Belle-Isle, supérieur à saint Pierre, ne fasse des miracles avec son ombre à deux cents lieues de sa présence… — Et pourquoi, ajoute-t-il encore, M. de Belle-Isle a-t-il réussi dans l’élection ? C’est qu’il est le seul qui s’en soit mêlé… Et cependant, continua-t-il, la vertu et le mérite de mon frère sont loués à sec. Il faut que M. le cardinal en ait une estime singulière pour l’avoir chargé d’une aussi mauvaise besogne sans le gratifier de quelques adoucissemens… Travaille donc, vilain ; passe les nuits et les jours à réparer les torts ; reçois des lettres qui te demandent l’impossible, marche avec des alliés qui n’obéissent pas à tes ordres. Souffre encore plus de l’ignorance des amis que de la supériorité des ennemis, et l’on ne fera rien, même pour tes fils qui se distinguent. Ma foi c’est traiter mon frère en nègre et non en homme de son rang ; c’est convertir le bâton de maréchal en ce vil bâton dont on honore les esclaves[1]. »

Mais il ne mettait pas moins de vivacité à calmer l’irritation de son frère et de sa belle-sœur, à les empêcher de tout compromettre par des alarmes exagérées et des plaintes trop véhémentes : « Le langage que vous pensez et que vous parlez est bon pour votre frère l’abbé, et il n’y trouve rien à redire : il pense tout comme vous, et quand il parlera à vous, il parlera comme vous parlez à lui… Mais malheureusement vous et lui ne sont pas le public, et le public ne pense pas comme vous et lui. Il est vrai que la partie la

  1. L’abbé de Broglie à Orry, contrôleur-général. (Papiers de famille.)