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de son arrivée, le chevalier raconte qu’il a été reçu à bras ouverts et le visage souriant par le roi, le cardinal et tous les ministres, mais que c’est Mme de Mailly qui l’a retenu à souper, puis il ajoute ce post-scriptum qui fait voir qu’à peine débarqué, il n’avait pas perdu son temps. « M…, avec qui j’ai déjà eu quelques conversations, est plus persuadé que jamais de la mauvaise volonté de tous les ministres sans exception. Il m’a dit que le greffier (j’ai lieu de croire que c’est Amelot, le ministre des affaires étrangères), en soupant il y a quelque temps chez M. d’Aiguillon, avait dit : « Il est temps de faire finir le prestige, de démasquer M. de Belle-Isle et de faire voir qu’il n’est rien moins que ce qu’on croit, « et que M. Orry (le contrôleur-général) lui a dit à lui-même qu’il regardait M. de Broglie comme le seul homme de guerre qu’il y ait en ce pays et que c’était la raison pour laquelle il avait opiné pour qu’on l’envoyât en Bohême. M… m’a dit des choses très marquées sur les autres ministres, et il m’a ajouté : qu’il y a des momens où Muret (cette fois, c’est certainement le cardinal) s’était laissé entraîner. »

Quelques jours après il est reçu par Muret lui-même, qui le met avec désolation sur le chapitre des perfidies du roi de Prusse. « Il m’a dit que c’était un homme difficile à prendre et à trouver et que vous étiez le seul qui en puissiez venir à bout. Je lui avouai que c’était un homme difficile à manier, qui se piquait d’avoir son opinion et de la soutenir… de confiance pour l’un et d’aversion pour l’autre ; mais qu’enfin au milieu de la connaissance parfaite que Son Éminence avait de son caractère, elle sentait qu’il en fallait user comme d’un fagot d’épines, pour boucher un trou, qu’il ne s’agissait que de le prendre avec des gants. Cette expression le fit rire et il convint que c’était un parti forcé ! — Et puis cette élection ! dit encore le cardinal en soupirant, c’est à merveille, mais après tout ce n’est qu’une cage et c’est à nous à la meubler. »

Enfin à ces indiscrétions sur les sentimens du cardinal est joint, ce qui n’était guère moins intéressant, un bulletin de sa santé. « M. Tapone (je ne sais qui c’est) désire avec ardeur que vous veniez, car les nouvelles de Linz refroidissent beaucoup et il paraît bien persuadé que Muret ne passera pas le carême ; il dépérit à vue d’œil, les alimens qu’il prend (car il ne peut plus soutenir la viande) passent tout de suite sans quasi de digestion[1]. »

C’était aussi un frère, et un frère tout dévoué, que le maréchal de Broglie avait pris pour correspondant : c’était ce personnage curieux que j’ai eu occasion de présenter ici même, il y a quelques années

  1. Le chevalier de Belle-Isle à son frère, 28 janvier 1741 et jours suivans. (Correspondantes diverses. — Ministère de la guerre.)