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qui a servi dans l’ancienne armée confédérée. Lorsqu’on évalue un peu dédaigneusement à trente mille hommes le chiffre de la force militaire des États-Unis, on ne tient pas assez compte de ces milices dont on ferait aisément une armée vigoureuse le jour où quelque question portant atteinte à l’honneur et à l’intérêt national serait en jeu. La revue maritime prend place immédiatement après. Montés sur un petit cutter à vapeur, nous serpentons au milieu des bâtimens de l’escadre américaine dont les matelots manœuvrent dans les vergues. C’est un spectacle tout à fait pittoresque, et nouveau pour beaucoup d’entre nous. Tout à coup, au coucher du soleil, le pavillon anglais est hissé au grand mât du vaisseau amiral et salué par chaque frégate de vingt et un coups de canon. C’est l’exécution d’un ordre du président, qui a voulu fort habilement ménager l’orgueil britannique. Les frégates françaises s’associent au salut ; c’est un vacarme à se croire au milieu d’une bataille navale. Cet hommage solennel rendu au drapeau de la nation vaincue à Yorktown, après la petite contestation de la veille entre drapeau français et drapeau allemand, ne laisse pas d’avoir un côté assez plaisant. Un journal satirique fort répandu aux États-Unis, qu’on appelle le Puck (le Punch américain) l’a bien saisi, et, quelques jours après, il publie une caricature qui représente Américains, Français, Allemands dansant une ronde autour du drapeau anglais, fièrement planté au sommet d’un mât, avec cette légende : « la Capitulation de Yorktown en 1881. »

La revue maritime terminée, nous retournons à bord de la City of Catskill, qui appareille immédiatement. Nous devons descendre de nouveau pendant la nuit la baie de la Chesapeake et remonter ensuite le James-River pour nous rendre à Richmond, où nous sommes attendus le lendemain. L’aspect de la rade d’Yorktown à notre départ est des plus pittoresques. Sur un ciel parfaitement pur, la fumée des canons s’est rassemblée en un nuage épais, que les derniers rayons du soleil transpercent de lueurs rougeâtres. Les vergues et les mâts se détachent sveltes et noirs sur la bande bleu pâle de l’horizon. A mesure que la nuit tombe et que nous nous éloignons, les vaisseaux se couvrent de feux et bientôt nous n’apercevons plus dans le lointain que des points lumineux. Demain, la flotte et les troupes quitteront, comme nous, Yorktown, et ces champs sablonneux que le sang, deux fois répandu, n’a pu parvenir à engraisser, cette rade qui, après avoir assisté à l’arrivée triomphante de la flotte, commandée par l’amiral de Grasse, a vu la retraite et l’embarquement des troupes du général Mac-Clellan, retomberont probablement pour toujours dans leur silence et leur solitude.


OTHENIN D’HAUSSONVILLE.