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sœur, ne régnant plus que par cet empire de l’habitude qui, dans ce genre de relations est voisin de la satiété ; mais tout ce que ses charmes conservaient encore de puissance, elle le mettait avec dévoûment au service de son ami absent. La même fidélité se retrouvait dans le cœur d’une plus grande dame d’un naturel bien différent, la vertueuse comtesse de Toulouse, veuve d’un des fils légitimés de Louis XIV, qui jouissait d’une considération méritée et qui disposait de tout le crédit de la puissante maison de Noailles, dont elle était issue. Son sens droit, son esprit juste et plein de tact, étaient très goûtés du roi ; il est vrai (car il faut tout dire, et le trait peint bien les mœurs du temps) qu’il lui savait gré aussi de ne pas pousser la sévérité jusqu’à rompre avec Mme de Mailly et de prêter même assez souvent son appartement de Versailles à des soupers intimes, dont, avec la charité chrétienne la plus aveugle, elle ne pouvait croire que sa conversation fût le seul attrait.

Entre ces armées rivales et mises ainsi sur le pied de guerre, le vieux cardinal flottait incertain ; tantôt reprochant au fond de l’âme avec humeur à Belle-Isle de l’avoir engagé dans une entreprise qui ne finissait pas, tantôt reculant à la pensée de se séparer du seul homme qui, après l’avoir mis dans l’embarras, fût encore en état de l’en tirer ; se doutant peut-être qu’au fond c’était de sa succession qu’on disputait à mots couverts et n’étant pas fâché de tenir tous les prétendans en haleine : tâchant, en un mot, suivant sa coutume, de sortir d’affaire sans mécontenter personne afin de vivre, et quand il le faudrait enfin, de mourir en paix. L’incertitude où il laissait tout le monde était si grande, que pour savoir ses vrais sentimens on s’adressait souvent à son valet de chambre, Barjac, qui devenait ainsi une puissance à ménager. Barjac passait pour être favorable au maréchal de Broglie, et j’ai trouvé, en effet, des lettres à son adresse venues de l’état-major de Pisek.

Les deux maréchaux avaient en outre chacun un agent attitré, chargé de les tenir au courant de tous les incidens et de veiller spécialement à leurs intérêts, et par une singulière coïncidence, ils l’avaient trouvé l’un et l’autre dans leurs relations les plus proches et précisément au même degré de leur parenté. Le chevalier de Belle-Isle, envoyé par son frère pour faire connaître l’élection de Francfort, étant averti du travail souterrain qui commençait, restait de pied ferme à la cour comme en sentinelle. Ses lettres, déposées aux archives de la guerre comme tous les papiers de Belle-Isle, attestent avec quelle vigilance il s’acquittait de son métier d’observateur. Il est seulement difficile de reconnaître et de nommer les masques sous les sobriquets de convention dont les deux frères se servent pour désigner les principaux personnages. Le jour même