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bateau est rempli et il peut faire voile pour l’Angleterre ou la France. Il y a là une organisation simple et puissante qui est, je l’avoue, assez effrayante, et tout convaincu que je sois qu’il faut subir le blé américain comme il faut subir tous les progrès, je comprends que cela donne à réfléchir de voir cette immense quantité de céréales accumulées et prêtes à inonder nos vieilles contrées. Quel dommage, depuis le temps que les candidats promettent aux électeurs le blé cher et le pain à bon marché, qu’on n’ait pas trouvé le moyen de réaliser cet idéal ! Mais puisqu’on est dans la douloureuse nécessité de choisir entre les, deux termes de cette antinomie, je persiste à croire qu’il faut encore opter pour le pain à bon marché.

Le soir, je dîne en petit comité chez un riche commerçant de la ville, ce qui me donne occasion de pénétrer dans une de ces jolies maisons dont je goûte fort l’extérieur dans le quartier aristocratique. Celle où je dîne est arrangée tout à fait à l’anglaise ; à droite au rez-de-chaussée, un salon plus, long que large et qui a toute la profondeur de la maison ; à gauche, le cabinet du maître du logis fort bien arrangé avec un assortiment complet de ces fauteuils à bascule, les rocking-chairs qui sont bien ce qu’il y a de plus confortable au monde ; puis la salle à manger. Au premier, les chambres d’habitation, avec gaz, sonnettes électriques, robinets d’eau froide et d’eau chaude. Il en est ainsi dans presque toutes les maisons américaines. Cela est fort commode pour la vie de tous les jours, mais avec nos idées françaises, cela leur donne aussi un certain air de chambre d’auberge. On n’a pas l’air d’y être chez soi. Mais pourquoi ne se mettrait-on pas aussi à l’aise chez soi qu’à l’auberge ? Notre hôte a été commissaire à l’Exposition parisienne de 1878, et il nous fait voir les emplettes qu’il à faites : une levrette en porcelaine et un service de table fort instructif, représentant tous les souverains de l’Europe. À ces spécimens de l’industrie française je préfère un produit du pays : un fort beau service en argent repoussé, industrie spéciale à Baltimore, sur lequel s’étale la devise de notre hôte : « Dant lucem crescentibus orti. Aux cadets les aînés donnent la lumière. » Nulle part les devises n’ont coutume d’être modestes, peut-être aux États-Unis moins qu’ailleurs. Ce dîner, fort élégant et fort gai, nous repose des banquets d’hôtel. En sortant, nous devons nous rendre à un bal donné en notre honneur dans la salle du théâtre. Si mes lecteurs se souviennent de ce que j’ai dit plus haut de la réputation de Baltimore, ils comprendront que nous n’eussions garde d’y manquer. Mais notre attente a été trompée, non point que les quelques femmes ou filles des membres du comité qui s’y étaient rendues ne soutinssent tout à fait la réputation de beauté de leurs compatriotes, mais parce qu’en grande majorité la haute société féminine de Baltimore avait fait grève. On nous a dit d’abord que c’était faute