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un morceau qui n’est pas inscrit sur le programme et qu’on me dit tout bas avoir été, au contraire, l’air adopté par les armées du Sud : Maryland, my Maryland. C’est une belle mélodie, d’origine allemande, je crois, d’un mouvement lent et triste, qui est assez frappante, surtout comme hymne national d’une race vaincue. Cette fois, partage : une partie de la foule et de la tribune applaudit avec enthousiasme, l’autre reste froide, et je vois même quelques fronts se rembrunir. Puis tout à coup l’orchestre attaque avec entrain et vigueur le vrai air national américain, l’air populaire du moins qui date de la guerre de l’indépendance : Yankee Doodle. Cette fois plus de division : ce sont des bravos, des trépignemens, des cris de bis, aussitôt satisfaits. Je viens d’assister là à l’explosion de sentimens qui sont au fond de bien des cœurs ; chacun conservant dans le passé ses sympathies, voire ses rancunes, mais un profond sentiment national réunissant vainqueurs et vaincus, et l’idée de la grande patrie américaine l’emportant aujourd’hui sur toutes les divisions du passé.

Le soir, nouveau plaisir. Nous devons aller voir passer du haut d’une tribune, préparée pour nous dans Baltimore-street, une procession mystique, mystic pageant, c’est-à-dire un défilé de chars allégoriques représentant divers épisodes de l’histoire du monde depuis la création jusqu’à nos jours. Nous attendons pendant assez longtemps dans une demi-obscurité la procession qui part de loin. Parfois nous croyons, aux mouvemens de la foule, qu’elle est sur le point d’arriver ; mais ce sont simplement des industriels qui profitent de la circonstance pour exhiber quelques réclames, entre autres un fondeur qui promène sur un char une énorme cloche et fait retentir un glas funèbre. En France on ferait évacuer la rue où doit passer le cortège une heure avant son arrivée. Ici tramways et voitures de toute sorte circulent jusqu’au dernier moment dans les rangs pressés de la foule qui s’ouvre sur leur passage et se renferme ensuite sans mot dire. Enfin la procession arrive. Nous voyons défiler successivement sous nos yeux Moïse, Cyrus, Romulus, Charlemagne, Mahomet, Christophe Colomb, Lafayette, d’autres héros encore, représentés dans quelque action éclatante de leur vie et entourés d’autres figures ; en tout vingt-quatre chars. On dirait autant d’immenses jouets tirés par des chevaux. Mais dans ce long défilé le plus grand succès est pour un char qui porte une gigantesque Amérique, tenant dans sa main des fils qui la rattachent à deux autres chars portant l’un l’Europe et l’autre l’Asie. On dirait d’abord qu’elle les tient en laisse. Mais ce serait mal interpréter la chose. Ces fils sont tout simplement ceux du télégraphe qui relie ou reliera l’Amérique d’un côté à l’Europe et de l’autre à l’Asie. Sur