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les citoyens. Pendant les sept semaines que j’ai passées aux États-Unis, il n’y a pas eu moins de quatre faits de lynchage, et cela non pas toujours dans des territoires récemment conquis par la civilisation. Ainsi l’un de ces faits a eu dieu à Cincinnati, ville dont la fondation remonte à cent ans. et où l’organisation sociale est aussi complète qu’elle peut l’être dans m’importe quelle ville de France. Lorsque, dans la perpétration de quelques-uns de ces faits, les haines de races jouent leur rôle, ils prennent même un certain caractère dramatique qui ajoute à leur horreur. C’est ainsi qu’à Charleston un nègre, accusé de crime sur la personne d’une petite fille blanche, a été extrait pendant la nuit de sa prison par une bande d’hommes à cheval et n’a jamais reparu depuis. Dans quels tournions lui auront-ils fait expirer son forfait, le plus grand aux yeux des blancs qu’un nègre puisse commettre ? Nul ne le saura jamais. Et ce qu’il y a d’étrange, c’est que chez un peuple qui a un si grand respect pour les droits de la défense dans les procès criminels (les incidens du procès de Guiteau en ont bien donné la preuve) ces faits sont loin de causer l’émoi qu’ils produiraient chez nous. On les trouve mentionnés à la quatrième page des journaux, avec les explosions de mines et les accidens de chemin de fer. Si perfectionnée et raffinée même que soit sous certains rapports la civilisation de ce peuple, il n’y a pas encore assez longtemps qu’il luttait contre les conditions de la barbarie pour avoir perdu tout souvenir des procédés auxquels il avait recours, et pour que, dans ses mouvemens passionnés, il ne se laisse pas entraîner à y retourner quelquefois.

Pendant que j’étudie cette foule, le concert commence et se poursuit très agréablement. Il y a beaucoup de très bons orchestres en Amérique, composés en grande partie d’exécutans allemands, et celui-ci passe pour un des meilleurs. J’avais cru d’abord, envoyant tous les musiciens en uniforme et le chef d’orchestre en tenue d’officier, que c’était une musique militaire. Je m’étais trompé, paraît-il ; peut-être n’était-ce pas tout à fait ma faute. Il y a, pour mon goût du moins, un peu trop d’instrumens de cuivre, et je ne puis trouver beaucoup de charme à un solo de saxophone ; mais un jeune cornet à piston s’escrime avec beaucoup d’agilité sur son instrument et obtient un beaucoup plus franc succès, je dois le dire, que la délégation française. Le concert se termine par un petit incident assez curieux, comme tout ce qui traduit à l’improviste les sentimens d’une multitude. L’orchestre joue l’air national américain ou du moins l’air officiel : Hail Columbia, qui a été pendant la guerre de sécession l’air du gouvernement fédéral. Applaudissemens réservés, un peu froids : la foule n’est pas remuée. Il attaque ensuite brusquement