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Mais l’équipée, sans résultat au point de vue militaire, avait eu en attendant pour effet d’exaspérer et de faire éclater à tous les yeux la dissidence qui existait déjà entre les divers représentans de la France en Allemagne. Belle-Isle ayant pris parti pour le roi de Prusse au moment où Broglie se plaignait de lui tout haut, ce fut le signal d’une division qui partagea à l’instant les diplomates comme les militaires. Les amis de Frédéric avec Belle-Isle, Valori, Mortagne, d’Aubigné et Polastron, et toute la jeunesse ; ses détracteurs avec Broglie, Desalleurs et Maurice de Saxe formèrent deux camps chaque jour aux prises : la querelle fut ouverte dans toutes les chambrées et à toutes les tables d’officiers. On disputait à perte de vue pour savoir si le malheur de Linz avait eu pour cause l’immobilité du vieux maréchal, qui n’avait pas secouru la ville à temps, ou l’étourderie du jeune roi, qui avait été courir au loin les aventures.

A Francfort, le débat n’était pas moins vif qu’à Prague ou à Dresde. Le nouvel empereur, pacifique de sa nature, bien que tout porté pour Belle-Isle, et tremblant devant Frédéric, se désolait de ces divisions et s’efforçait vainement de les tempérer par de bonnes paroles : « Je voudrais être coupé en deux, disait-il, pour ne me séparer de personne[1]. » Le chagrin qu’il en conçut, joint à la désolation de voir son royaume de Bavière envahi, lui causa une violente atteinte de gravelle qui ne lui permit pas d’assister à toutes les fêtes de son sacre, en particulier à celle que Belle-Isle voulait lui offrir et dont la splendeur véritablement insensée fut ainsi assombrie par un sentiment de malaise général et par les plus tristes prévisions. Belle-Isle lui-même, malgré son naturel confiant, ne put dissimuler pendant toute la fête l’inquiétude déjà peinte sur son visage.

C’est qu’en effet cet envahissement de la Bavière (qu’on n’avait pas réussi à prévenir), suivant de si près l’avènement de son souverain à l’empire, faisait toucher au doigt le vice, ou, comme aurait dit Saint-Simon, le creux de l’entreprise dans laquelle Belle-Isle, après avoir engagé son pays, épuisait lui-même tout ce qu’il avait de courage, de talent et de vie. Rien ne prouvait mieux que la dignité impériale, dénuée du support d’une puissance effective, n’avait qu’un éclat de surface et d’apparence. Cet empereur, sans soldats, sans argent, sans génie, errant hors de chez lui, n’était qu’un mannequin coiffé d’une couronne de théâtre et qui, ne pouvant se tenir debout, retombait de tout son poids sur les bras de ceux qui l’avaient dressé. On ne manque jamais, chez les Français, d’un bon mot pour peindre au vif une situation. Le sobriquet de

  1. Charles VII au cardinal, 30 janvier 1741.