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et qu’on avait craint jusque-là d’incorporer dans l’armée régulière. Pour se défendre, il lui fallut détacher sur la frontière de Hongrie une partie des forces qu’il destinait à l’invasion de l’Autriche. A partir de ce moment, il ne songea plus qu’à trouver un prétexte pour battre en retraite. Mais il fallait que ce prétexte fût de nature à lui permettre de rejeter, suivant son habitude, toute la faute sur ses alliés. Il n’eut pas de peine à le trouver.

Il donna ordre aux troupes saxonnes de faire le siège de Brünn, chef-lieu de la Moravie. Un siège en règle n’ayant pas fait partie du projet primitif, naturellement l’artillerie propre à une opération de cette sorte ne se trouva pas sous la main ; Frédéric prétend qu’il la fit demander à Auguste, qui répondit qu’il n’avait pas d’argent pour s’en procurer, bien qu’il eût acheté la veille un gros diamant pour fa somme de 400, 000 francs. Auguste avait tort sans doute de dépenser son argent en bagatelles ; mais on ne voit pas trop comment tous les trésors du monde auraient pu faire sortir une grosse artillerie du soi et la faire arriver à temps sous les murs de Brünn. Il est donc plus que douteux que Frédéric voulût réellement s’emparer de cette ville ; mais il fut entendu que, s’il y renonçait, c’était par la faute d’Auguste. « On ne conquiert les couronnes qu’avec de gros canons, » dit Frédéric en raillant, et il répéta : « Et si on veut la Moravie, il faut savoir la prendre. » Au même moment, le maréchal de Broglie faisait avertir qu’un mouvement de l’armée autrichienne semblait menacer Prague et que l’envoi d’un renfort de ce côté serait nécessaire. Frédéric n’en crut rien ; il en convient lui-même, « mais, dit-il, le roi fit semblant d’ajouter foi à ce faux avis pour congédier des alliés suspects. » Ces Saxons, qu’il avait tant fait pour retenir, il leur donna donc congé sans plus de façon, et, se plaignant d’être abandonné par tout le monde, il retourna en Bohême reprendre ses quartiers d’hiver. Dans cette marche en arrière, il était poursuivi par les malédictions des populations, que ses troupes avaient indignement pressurées. « Depuis les Goths, écrivait Valori, peu suspect dans ses appréciations, on n’avait jamais vu faire la guerre dans ce goût-là. » Lui-même était sombre, irrité et se répandait en invectives contre le genre humain. Personne n’osait lui dire que sa déconvenue était la conséquence naturelle de l’étrange combinaison qui, d’après son propre aveu, avait consisté à chercher la gloire en laissant la peine à ses alliés et à se montrer audacieux, presque téméraire, aux risques et aux dépens d’autrui[1].

  1. Frédéric, Histoire de mon temps, chap. V. — Pol. Corr. t. I, p. 80 à 180 passim. — Valori à Amelot, 14 Avril 1741. — (Correspondance de Prusse. — Ministère des affaires étrangères.)