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qu’une raison, non pas à cette indifférence, à cet aveuglement, mais à cet abandon volontaire : c’est que Cherbourg, Lorient, sans valeur réelle, abandonnés à la fatalité des choses qui les a condamnés, Rochefort, même transformé comme il peut l’être, sont aujourd’hui inutiles à notre puissance navale, à laquelle Brest et Toulon suffisent désormais.

Concentrer, en effet, toutes nos forces, tous nos moyens d’action sur l’Océan à Brest, sur la Méditerranée à Toulon ou tout autre point mieux choisi, l’étang de Berre, par exemple ; y préparer dans le secret des escadres puissantes dont la réunion, toujours certaine aujourd’hui, assurerait la supériorité du nombre, gage lui-même assuré de la victoire, et frapper un coup décisif sur l’ennemi, vaincu d’avance, est certes une conception grandiose : c’était, avant Trafalgar, la conception même de l’empereur Napoléon pour frapper au cœur l’Angleterre par son armée de Boulogne ; on sait quelles causes d’ordre intellectuel et physique firent, à la veille du succès, avorter ces combinaisons du génie ; et pourtant aujourd’hui cette conception grandiose n’est-elle pas une conception chimérique que la raison des choses condamne irrévocablement ? Les temps où l’empereur pouvait écrire à son ministre de la marine : « Voilà le chef-d’œuvre de la flottille ; elle coûte de l’argent, mais il ne faut être maîtres de la mer que pendant six heures pour que l’Angleterre cesse d’exister, » sont loin, bien loin de nous, moins par les années que par les changemens accomplis et dans le mode et dans les conséquences d’une guerre maritime couronnée par le succès d’une grande victoire. Ces conséquences, nous avons essayé de les préciser, d’en dire la portée réelle. Admettons que nous nous soyons trompé, admettons que la réunion sur un point donné, à une heure donnée, de toutes nos forces maritimes soit nécessaire à la réussite d’une combinaison décisive dans ses résultats, cette réunion ne serait-elle pas favorisée plus que contrariée par l’existence de plusieurs et même simplement de deux ports sur l’Océan ? Les succès de l’amiral Missiessy, les chances heureuses qu’il rencontra dans ses croisières aux Antilles, la rapidité de la diversion qu’il y faisait pour donner le change à Nelson, furent aussi funestes à l’accomplis sèment intégral du plan de l’empereur que les tempêtes qui retinrent à Brest l’amiral Gantheaume, que les irrésolutions de l’amiral Villeneuve après le combat du cap Finistère et sa retraite au Ferrol. Leurs trois escadres séparées par tant de causes diverses pourraient aujourd’hui, grâce à la vapeur et au télégraphe électrique, se rencontrer à heure fixe au rendez-vous qui leur serait assigné au dernier moment. Il leur suffirait de déjouer la surveillance des escadres de blocus, chose plus facile de nos jours, ou mieux encore et, chose assurée, d’en triompher de haute lutte.